Définition et étymologie
La réification désigne le processus par lequel des relations humaines, des processus sociaux, des abstractions ou des qualités sont transformés en choses (res en latin), en objets apparemment naturels, fixes et indépendants de l’activité humaine qui les a produits. Le terme provient du latin res (chose, objet) et du suffixe -fication (action de faire, de rendre), littéralement « chosification ». En allemand, le concept correspondant est Verdinglichung, dérivé de Ding (chose).
La réification implique un oubli ou un effacement de l’origine humaine, historique et sociale de certains phénomènes qui sont alors perçus comme des faits naturels, immuables, dotés d’une existence autonome. Ce processus affecte aussi bien les objets matériels (la marchandise qui cache le travail humain), les relations sociales (qui apparaissent comme des relations entre choses), que les êtres humains eux-mêmes (réduits à des fonctions, des rôles ou des instruments).
La réification s’accompagne généralement d’une forme d’aliénation : les individus ne se reconnaissent plus dans les produits de leur propre activité, qui leur apparaissent comme des puissances étrangères les dominant. Ce concept devient central dans la critique sociale, particulièrement marxiste, de la modernité capitaliste.
Usage philosophique et développements
Bien que le terme soit moderne, le phénomène qu’il désigne préoccupe la philosophie depuis l’Antiquité. Platon, dans la République, critique les sophistes qui traitent la justice comme une convention arbitraire plutôt que comme une réalité objective, mais on pourrait inversement lire sa théorie des Idées comme une réification d’abstractions conceptuelles transformées en entités substantielles existant indépendamment.
C’est avec Marx que la notion de réification acquiert sa formulation classique, bien qu’il n’utilise pas explicitement ce terme. Dans le Capital (1867), Marx développe la théorie du fétichisme de la marchandise. Dans la société capitaliste, les relations sociales entre producteurs prennent la forme fantastique de relations entre choses. La valeur d’échange d’une marchandise apparaît comme une propriété naturelle de l’objet lui-même, masquant le fait qu’elle résulte des rapports sociaux de production et du travail humain cristallisé.
Marx écrit : « Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d’usage […] Il provient de la forme marchandise elle-même. » Cette « métaphysique de la marchandise » transforme des produits du travail humain en objets autonomes dotés apparemment d’un pouvoir propre. Les hommes ne contrôlent plus leurs propres créations ; au contraire, ils sont dominés par elles. Le capital, produit du travail humain accumulé, devient un sujet actif qui emploie et exploite les travailleurs réduits à de simples moyens.
Cette analyse s’étend aux relations sociales capitalistes dans leur ensemble : le salariat apparaît comme un échange équitable entre travail et salaire, masquant l’extraction de plus-value ; la propriété privée semble un droit naturel plutôt qu’une construction historique ; les lois économiques (offre et demande, concurrence) sont traitées comme des lois naturelles inéluctables plutôt que comme des rapports sociaux contingents et modifiables.
Georg Lukács systématise et généralise le concept dans son essai fondateur « La Réification et la conscience du prolétariat » (Histoire et conscience de classe, 1923). Pour Lukács, la réification constitue le phénomène central du capitalisme moderne, s’étendant bien au-delà de l’économie pour affecter toutes les sphères de la vie sociale et de la conscience.
Lukács identifie trois dimensions principales de la réification. D’abord, la fragmentation : les processus de travail sont décomposés en opérations parcellaires, l’individu est réduit à ses fonctions spécialisées, la totalité sociale devient invisible. Ensuite, la quantification : toutes les qualités sont réduites à des quantités mesurables et calculables ; le temps devient temps de travail abstrait, homogène et mesurable. Enfin, la passivité contemplative : les individus adoptent une attitude spectatorielle face à des processus sociaux qui leur apparaissent comme des mécanismes objectifs échappant à leur contrôle.
Cette réification généralisée affecte même la conscience et la connaissance. Les sciences modernes, particulièrement les sciences sociales positivistes, réifient leur objet en le traitant selon le modèle des sciences naturelles, comme un ensemble de faits objectifs soumis à des lois invariables, ignorant que la société est produite par l’activité humaine et donc transformable. La réification atteint son paroxysme lorsque l’homme lui-même est traité comme une chose, une marchandise-force de travail, un rouage dans la machine productive.
Lukács voit dans le prolétariat le sujet historique capable de surmonter la réification. En tant que marchandise consciente d’elle-même, la classe ouvrière peut développer une conscience de classe qui perce l’apparence chosifiée des rapports sociaux et saisit la totalité sociale comme produit de la praxis humaine. Cette prise de conscience constitue simultanément une transformation révolutionnaire : connaître la réification, c’est déjà commencer à la dissoudre.
L’École de Francfort poursuit et approfondit cette analyse critique. Theodor Adorno et Max Horkheimer, dans la Dialectique de la Raison (1947), montrent comment la raison instrumentale moderne réifie systématiquement la nature et l’humanité. La rationalité techno-scientifique réduit tout à des objets manipulables et calculables, des moyens pour des fins. Cette réification culmine dans l’industrie culturelle qui transforme l’art en marchandise standardisée et les individus en consommateurs passifs.
Adorno développe une critique philosophique sophistiquée de la réification dans Dialectique négative (1966). La pensée identificatrice, qui ramène le particulier au concept général, constitue une forme épistémologique de réification : elle supprime la non-identité, l’altérité irréductible du réel. La philosophie critique doit résister à cette violence conceptuelle en préservant le moment non identique, ce qui échappe au concept.
Herbert Marcuse, dans L’Homme unidimensionnel (1964), analyse la réification dans les sociétés industrielles avancées. La conscience technologique réifie systématiquement l’expérience : les individus intériorisent les impératifs du système, leurs besoins deviennent hétéronomes (produits par la publicité et la consommation), leur pensée devient unidimensionnelle, incapable de concevoir des alternatives radicales. Cette réification totale produit paradoxalement un sentiment de satisfaction chez les dominés.
Martin Heidegger, bien que n’utilisant pas le terme marxiste, développe une critique convergente de la réification dans sa réflexion sur la technique moderne. Dans « La Question de la technique » (1953), il montre que l’essence de la technique moderne (Gestell, arraisonnement) consiste à réduire toute réalité à un « fonds » (Bestand), une réserve d’énergie disponible pour l’exploitation. La nature devient ressource, l’homme devient capital humain, l’être lui-même est oublié au profit de l’étant manipulable. Cette réification métaphysique menace l’humanité plus profondément que ses conséquences écologiques ou sociales.
Lucien Goldmann applique le concept de réification à l’histoire des idées. Dans Le Dieu caché (1955), il montre comment les structures socio-économiques capitalistes engendrent des visions du monde réifiées, notamment le rationalisme abstrait qui traite les concepts comme des entités autonomes, détachées de leur genèse historique et sociale.
La phénoménologie critique également certaines formes de réification. Sartre, dans L’Être et le Néant (1943), analyse le « regard d’autrui » qui transforme le sujet libre en objet : autrui me réifie en me figeant dans une essence, un rôle, une image. La « mauvaise foi » constitue une auto-réification par laquelle l’individu se considère lui-même comme une chose déterminée plutôt que comme liberté.
Merleau-Ponty critique la réification du corps dans le dualisme cartésien et la médecine mécaniste. Le corps vécu (Leib) n’est pas une chose parmi les choses (Körper) mais notre ouverture primordiale au monde, sujet incarné irréductible à un organisme-objet. La science objective réifie nécessairement le corps en l’objectivant, mais cette réification méthodologique ne doit pas faire oublier l’expérience vécue première.
La théorie féministe identifie la réification comme mécanisme central de l’oppression patriarcale. Les femmes sont réduites à des objets sexuels, des corps disponibles pour le regard et le désir masculins. Martha Nussbaum analyse sept dimensions de la réification sexuelle : instrumentalisation (traiter comme un outil), déni d’autonomie, inertie (traiter comme sans agency), interchangeabilité, violabilité, propriété, déni de subjectivité. Cette réification s’exprime dans la pornographie, la publicité, mais aussi dans les structures sociales et juridiques.
Axel Honneth renouvelle la théorie critique de la réification dans La Réification (2005). Il propose de comprendre la réification comme « oubli de la reconnaissance » : un déficit dans notre capacité à reconnaître autrui et nous-mêmes comme sujets. Cette réification ne résulte pas seulement de structures économiques capitalistes mais de pratiques sociales diverses qui neutralisent l’attitude participative originaire envers les autres personnes et les transforment en objets. Honneth élargit ainsi la critique de la réification au-delà du cadre strictement marxiste.
La philosophie de l’esprit contemporaine discute la réification dans le contexte du problème corps-esprit. Le matérialisme réductionniste est accusé de réifier la conscience en la réduisant à des processus neuronaux objectivables. Inversement, le dualisme substantialiste réifie l’esprit en en faisant une chose distincte du corps.
Les sciences cognitives et l’intelligence artificielle soulèvent de nouvelles questions de réification. Traiter l’esprit sur le modèle du calcul informatique ne constitue-t-il pas une réification qui ignore des dimensions essentielles de la conscience ? Réciproquement, attribuer des intentions et des pensées aux ordinateurs ne relève-t-il pas d’une anthropomorphisation, forme inverse de réification ?
L’écologie philosophique critique la réification de la nature dans la modernité. Réduire la nature à une ressource exploitable, à un ensemble d’objets mesurables et manipulables, a produit la crise écologique contemporaine. Des penseurs comme Aldo Leopold ou Arne Naess appellent à dépasser cette réification en reconnaissant la valeur intrinsèque des êtres naturels et notre appartenance à la communauté biotique.
La réification demeure ainsi un concept critique fondamental qui permet de diagnostiquer diverses formes d’aliénation moderne : l’oubli de l’origine humaine et sociale des structures qui nous dominent, la réduction des personnes à des choses, la transformation des processus vivants en mécanismes inertes, l’effacement de la liberté au profit du déterminisme. Dénoncer la réification, c’est rappeler que les réalités sociales, historiques et même conceptuelles sont produites par l’activité humaine et donc transformables, que les personnes ne sont pas réductibles à des objets ou des fonctions, et que la pensée critique doit résister à la tentation de figer le réel dans des catégories closes.