Définition et étymologie
Le relativisme désigne toute doctrine philosophique affirmant que la vérité, les valeurs, les normes ou la connaissance sont relatives à un cadre de référence particulier – individu, culture, époque, paradigme conceptuel – et qu’il n’existe pas de critères absolus, universels et indépendants permettant de les juger. Le terme dérive de l’adjectif « relatif », du latin relativus (qui se rapporte à), formé sur relatus, participe passé de referre (rapporter, référer à). Le suffixe -isme désigne une position doctrinale.
On distingue plusieurs formes de relativisme selon les domaines concernés. Le relativisme cognitif ou épistémologique soutient que la vérité varie selon les perspectives, les cultures ou les paradigmes théoriques. Le relativisme moral affirme que les valeurs éthiques dépendent des cultures, des époques ou des individus, sans critère objectif permettant de les hiérarchiser. Le relativisme culturel considère que les pratiques et croyances d’une culture ne peuvent être jugées selon les normes d’une autre. Le relativisme esthétique nie l’existence de critères objectifs de beauté. Le relativisme conceptuel affirme que nos catégories de pensée structurent notre réalité de manière contingente.
Le relativisme s’oppose principalement à l’absolutisme, au réalisme objectiviste et à l’universalisme. Il pose des questions philosophiques fondamentales : existe-t-il des vérités ou des valeurs universelles ? Le désaccord entre cultures ou individus implique-t-il l’absence de vérité objective ? Le relativisme est-il lui-même une position absolue ou relative ?
Usage philosophique et développements
Les sophistes grecs, au Ve siècle avant notre ère, formulent les premières thèses relativistes. Protagoras affirme dans son célèbre fragment : « L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont en tant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas. » Cette formule suggère un relativisme radical : la vérité dépend du sujet percevant, aucune perspective n’étant privilégiée objectivement. Si le vent paraît froid à l’un et chaud à l’autre, il est réellement froid pour le premier et chaud pour le second, sans qu’une perception soit plus vraie que l’autre.
Gorgias radicalise le scepticisme relativiste dans son traité Sur le non-être : rien n’existe ; si quelque chose existait, il serait inconnaissable ; si c’était connaissable, ce serait incommunicable. Cette triple négation aboutit à un relativisme nihiliste qui mine toute prétention à la vérité objective.
Platon combat vigoureusement le relativisme sophiste, qu’il considère comme destructeur de la philosophie et de la moralité. Dans le Théétète, il examine et réfute la thèse protagoréenne selon laquelle « la connaissance est perception ». Son argument principal : si toutes les opinions sont également vraies, l’opinion selon laquelle le relativisme est faux serait aussi vraie que le relativisme lui-même, ce qui est contradictoire. De plus, le relativisme rend impossible tout débat rationnel et toute recherche de sagesse. Platon défend l’existence de vérités objectives, les Idées éternelles et immuables accessibles par la raison philosophique.
Aristote poursuit cette critique. Dans la Métaphysique, il établit le principe de non-contradiction comme principe premier absolument indubitable : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet sous le même rapport. » Ce principe constitue le fondement de toute rationalité et ne peut être relatif sans s’autodétruire. Aristote reconnaît néanmoins que certaines choses admettent des degrés et varient selon les circonstances, mais cette variabilité ne supprime pas l’existence de normes objectives.
Les sceptiques pyrrhoniens développent une forme sophistiquée de suspension du jugement. Sextus Empiricus, dans ses Esquisses pyrrhoniennes, présente les tropes (modes) du scepticisme qui montrent comment toute affirmation peut être contestée. Le relativisme apparaît dans le quatrième trope : les choses varient selon les dispositions subjectives, les cultures, les circonstances. Cependant, le scepticisme pyrrhonien ne conclut pas à un relativisme positif mais à l’épochè (suspension du jugement), l’abstention de tout dogmatisme, qu’il soit absolutiste ou relativiste.
Au Moyen Âge chrétien, le relativisme est largement rejeté au profit d’un universalisme fondé sur la loi naturelle et divine. Thomas d’Aquin affirme l’existence de principes moraux universels dérivés de la nature rationnelle humaine, même si leur application peut varier selon les circonstances particulières.
Montaigne, à la Renaissance, renouvelle la perspective relativiste dans ses Essais (1580). Il collectionne les variations culturelles, montrant la diversité radicale des mœurs, croyances et lois selon les peuples. « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ? » Cette conscience de la relativité culturelle engendre chez Montaigne un scepticisme modéré et une tolérance prudente, sans aboutir à un relativisme dogmatique.
Pascal, dans les Pensées, observe également la diversité des coutumes : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Mais contrairement aux relativistes, il explique cette variation par la corruption due au péché originel, qui a obscurci la connaissance naturelle du bien. Il maintient l’existence d’une vérité et d’une justice objectives, même si elles sont difficiles à discerner dans la condition humaine déchue.
Les Lumières, malgré leur foi en la raison universelle, alimentent paradoxalement le relativisme culturel. Les récits de voyages, l’ethnographie naissante révèlent la pluralité des mondes humains. Diderot, dans le Supplément au voyage de Bougainville, confronte la morale européenne chrétienne aux mœurs tahitiennes, suggérant la contingence historique de nos normes.
Hume développe un relativisme moral modéré. Dans l’Enquête sur les principes de la morale (1751), il soutient que les jugements moraux dérivent du sentiment, non de la raison. Les valeurs morales varient selon les sociétés car elles dépendent des sentiments d’approbation et de désapprobation culturellement conditionnés. Cependant, Hume reconnaît certains invariants liés à la nature humaine universelle : l’utilité sociale, la bienveillance naturelle.
Kant réagit vigoureusement contre tout relativisme. Dans la Critique de la raison pure (1781), il fonde la connaissance sur des structures a priori universelles et nécessaires. Dans la Fondation de la métaphysique des mœurs (1785), il établit l’impératif catégorique comme principe moral absolu, valable pour tout être rationnel. Le relativisme moral constitue pour Kant une abdication de la raison pratique.
Hegel critique le relativisme tout en reconnaissant l’historicité de la vérité. Dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), il montre que les formes de conscience évoluent dialectiquement, chaque étape étant vraie relativement à son niveau mais dépassée par la suivante. Cette relativité historique n’est pas relativisme : l’Esprit absolu atteint ultimement une vérité totale qui intègre et dépasse toutes les perspectives partielles antérieures.
Au XIXe siècle, l’anthropologie naissante stimule le relativisme culturel. Les travaux sur les sociétés « primitives » révèlent des systèmes de pensée radicalement différents, apparemment cohérents dans leur propre cadre. Cette découverte ébranle l’ethnocentrisme européen et nourrit un relativisme respectueux de la diversité culturelle.
Nietzsche développe un perspectivisme radical qui s’apparente au relativisme tout en s’en distinguant. Dans Par-delà bien et mal (1886) et La Généalogie de la morale (1887), il affirme qu’il n’existe pas de faits, seulement des interprétations. Toute connaissance est perspective, située, animée par des intérêts vitaux. Les « vérités » métaphysiques et morales sont des fictions utiles, des perspectives particulières érigées abusivement en universelles. Cependant, Nietzsche ne verse pas dans un relativisme égalitaire : certaines perspectives sont plus riches, plus puissantes, plus créatrices que d’autres. Sa critique généalogique vise à hiérarchiser les valeurs selon leur capacité à affirmer la vie.
Au XXe siècle, plusieurs courants radicalisent le relativisme. Le pragmatisme américain, notamment chez William James et John Dewey, conçoit la vérité comme ce qui fonctionne efficacement dans l’expérience, variable selon les contextes et les buts. Cette conception instrumentale relativise la vérité sans la dissoudre complètement : certaines croyances s’avèrent plus fécondes que d’autres.
L’anthropologie culturelle développe un relativisme méthodologique. Franz Boas et ses élèves, notamment Ruth Benedict et Margaret Mead, affirment que chaque culture constitue un tout cohérent dont les éléments doivent être compris dans leur contexte propre, non jugés selon des normes extérieures. Ce relativisme culturel vise à combattre l’ethnocentrisme et le colonialisme culturel. Cependant, il soulève des difficultés : peut-on vraiment s’abstenir de tout jugement moral sur des pratiques comme l’esclavage, l’excision ou le sacrifice humain ?
La philosophie des sciences développe un relativisme conceptuel. Thomas Kuhn, dans La Structure des révolutions scientifiques (1962), montre que les théories scientifiques fonctionnent au sein de « paradigmes » incommensurables : la physique newtonienne et la relativité einsteinienne ne partagent pas les mêmes concepts fondamentaux. Le passage d’un paradigme à l’autre s’apparente à une conversion plutôt qu’à une accumulation rationnelle. Cette thèse d’incommensurabilité suggère un relativisme épistémologique : il n’existerait pas de critères neutres pour comparer les paradigmes rivaux.
Paul Feyerabend radicalise cette position dans Contre la méthode (1975). Il défend un relativisme épistémologique et méthodologique : aucune méthode scientifique universelle n’existe ; toutes les traditions cognitives (science occidentale, médecine chinoise, astrologie, vaudou) possèdent leur propre cohérence et leurs propres standards de rationalité. Cette position anarchiste épistémologique suscite de vives controverses.
Le postmodernisme français développe des formes sophistiquées de relativisme. Lyotard, dans La Condition postmoderne (1979), diagnostique la fin des « grands récits » totalisants et l’émergence d’une multiplicité de « jeux de langage » incommensurables. Foucault montre comment les régimes de vérité varient historiquement, étroitement liés aux relations de pouvoir. Derrida déconstruit les oppositions binaires et les fondements ultimes, suggérant que tout sens est différé, relatif, contextuel.
Ces positions postmodernes suscitent des critiques virulentes. Habermas défend l’universalité de la raison communicationnelle contre le relativisme postmoderne. Sokal et Bricmont, dans Impostures intellectuelles (1997), dénoncent les abus de concepts scientifiques et le relativisme cognitif de certains penseurs postmodernes.
La philosophie analytique contemporaine discute intensément le relativisme. Relativisme aléthique (la vérité est relative), relativisme ontologique (la réalité est relative à un schème conceptuel), relativisme moral (les valeurs sont relatives aux cultures) font l’objet d’analyses logiques rigoureuses. Des philosophes comme Donald Davidson argumentent contre le relativisme conceptuel radical : l’idée de schèmes conceptuels totalement incommensurables est incohérente.
Le débat entre universalisme et relativisme s’intensifie avec la mondialisation et le multiculturalisme. Comment respecter la diversité culturelle sans tomber dans un relativisme qui rendrait impossible toute critique des violations des droits humains ? Des penseurs comme Martha Nussbaum et Amartya Sen défendent un universalisme des capacités humaines fondamentales tout en reconnaissant la pluralité légitime des formes de vie.
Le relativisme soulève une objection classique : s’il est vrai que toute vérité est relative, cette affirmation elle-même est-elle absolue ou relative ? Si elle est absolue, le relativisme se contredit. Si elle est relative, pourquoi l’accepter ? Cette auto-réfutation logique suggère que le relativisme radical est incohérent.
Le relativisme demeure ainsi une position philosophique problématique mais incontournable, qui interroge nos prétentions à l’universalité et nous confronte à la diversité irréductible des perspectives humaines. Entre dogmatisme absolutiste et nihilisme relativiste, la philosophie continue de chercher un équilibre, reconnaissant la pluralité légitime sans renoncer à la rationalité critique et aux valeurs communes fondamentales.