Définition et étymologie
Le réalisme désigne, au sens philosophique le plus général, toute doctrine qui affirme l’existence d’une réalité indépendante de l’esprit qui la connaît ou la perçoit. Le terme provient du latin médiéval realis (relatif à la chose, res), lui-même dérivé de res (chose, réalité). Le suffixe -isme indique une position doctrinale systématique. Étymologiquement, le réalisme est donc la doctrine qui accorde la primauté aux choses elles-mêmes plutôt qu’aux représentations, idées ou perceptions que nous en avons.
Cependant, le terme « réalisme » recouvre plusieurs significations distinctes selon les contextes philosophiques. Le réalisme métaphysique affirme l’existence d’une réalité objective indépendante de notre esprit. Le réalisme des universaux (position médiévale) soutient que les concepts universels possèdent une existence réelle, non seulement mentale. Le réalisme épistémologique défend la possibilité d’une connaissance objective du réel. Le réalisme moral affirme l’existence de valeurs objectives indépendantes de nos opinions. Le réalisme scientifique considère que les théories scientifiques décrivent une réalité existante.
Le réalisme s’oppose principalement à l’idéalisme (tout est esprit ou idée), au nominalisme (les universaux sont de simples noms), au subjectivisme (la réalité dépend du sujet connaissant), et au relativisme (la vérité varie selon les perspectives).
Usage philosophique et développements
L’Antiquité grecque présente déjà la tension entre réalisme et idéalisme. Platon développe une forme particulière de réalisme : le réalisme des Idées. Dans sa théorie des Formes intelligibles, les Idées universelles (le Beau en soi, le Juste en soi, l’Homme en soi) possèdent une existence réelle, même plus réelle que les choses sensibles particulières qui n’en sont que des copies imparfaites. Ce réalisme platonicien est paradoxalement « idéaliste » au sens moderne : les réalités véritables sont des entités intellectuelles immatérielles, non les objets matériels sensibles.
Aristote critique le réalisme platonicien tout en défendant un réalisme modéré. Dans la Métaphysique, il affirme que les formes universelles existent réellement, mais seulement dans les choses sensibles particulières (in rebus), non séparément dans un monde intelligible transcendant. La forme « homme » existe dans chaque être humain concret, non dans un ciel des Idées. Ce réalisme aristotélicien, dit « immanent », influence profondément la scolastique médiévale.
La querelle des universaux domine la philosophie médiévale, opposant réalistes et nominalistes. Le réalisme scolastique, inspiré d’Aristote et de Platon, affirme l’existence réelle des universaux. Guillaume de Champeaux défend un réalisme extrême : l’universel « humanité » constitue une essence unique réellement présente dans tous les hommes. Pierre Abélard propose un réalisme modéré (conceptualisme) : les universaux existent dans les choses individuelles et comme concepts dans l’esprit, mais pas séparément.
Thomas d’Aquin systématise le réalisme modéré aristotélicien. Dans le De ente et essentia, il distingue trois modes d’existence des universaux : ante rem (dans l’intellect divin avant la création, comme modèles), in rebus (dans les choses créées comme formes substantielles), et post rem (dans l’intellect humain comme concepts abstraits). Cette position tente de concilier réalisme platonicien et aristotélicien.
Guillaume d’Ockham révolutionne le débat avec son nominalisme radical. Seuls les individus singuliers existent réellement ; les universaux ne sont que des termes (termini), des signes mentaux ou linguistiques désignant plusieurs individus. « Humanité » n’existe pas en soi, seulement des humains particuliers. Cette critique nominaliste ébranle le réalisme métaphysique traditionnel et prépare l’empirisme moderne.
À l’époque moderne, Descartes défend un réalisme dualiste : deux substances réelles existent, la substance pensante (res cogitans) et la substance étendue (res extensa). Cependant, son doute méthodique et son point de départ subjectif (cogito) introduisent une dimension idéaliste : comment garantir que nos représentations correspondent à une réalité extérieure ? Descartes résout ce problème par la véracité divine, solution jugée insatisfaisante par ses successeurs.
Locke développe un réalisme empiriste dans l’Essai sur l’entendement humain (1690). Il distingue les qualités premières (solidité, étendue, mouvement) qui appartiennent réellement aux objets, et les qualités secondes (couleur, son, saveur) qui sont des effets subjectifs produits en nous. Ce réalisme partiel affirme l’existence d’une réalité matérielle externe tout en reconnaissant le rôle constitutif du sujet dans certaines perceptions.
Berkeley radicalise la critique en rejetant tout réalisme matérialiste. Dans ses Principes de la connaissance humaine (1710), il affirme l’immatérialisme : esse est percipi (être, c’est être perçu). Les objets n’existent que comme collections d’idées perçues par des esprits. Ce qui garantit la permanence des choses, c’est leur perception permanente par Dieu. Cette position idéaliste s’oppose radicalement au réalisme matérialiste.
Hume poursuit le scepticisme empiriste. Nous n’avons accès qu’à nos impressions et idées, jamais aux choses en soi. L’existence d’une réalité matérielle externe est une croyance naturelle indémontrable rationnellement. Ce scepticisme humien ébranle profondément les prétentions réalistes.
Kant révolutionne le débat avec son idéalisme transcendantal. Dans la Critique de la raison pure (1781), il distingue les phénomènes (choses telles qu’elles nous apparaissent, structurées par nos formes a priori) et les noumènes (choses en soi, inconnaissables). Kant maintient une forme de réalisme empirique : les objets de l’expérience possèdent une objectivité et une réalité, mais cette réalité est phénoménale, constituée par notre appareil cognitif. Il rejette le réalisme naïf (nous connaissons les choses telles qu’elles sont en soi) tout en échappant à l’idéalisme subjectiviste (tout est dans notre tête).
L’idéalisme allemand post-kantien (Fichte, Schelling, Hegel) radicalise la dimension idéaliste en réduisant progressivement le noumène kantien. Pour Hegel, la distinction entre pensée et être, sujet et objet, est ultimement dépassée dans l’Esprit absolu qui se connaît lui-même. Cette position moniste spiritualiste s’oppose au réalisme dualiste.
Au XIXe siècle, un réalisme matérialiste émerge en réaction à l’idéalisme. Feuerbach, Marx et Engels affirment le primat de la matière sur l’esprit. Le matérialisme dialectique marxiste défend un réalisme ontologique radical : la matière existe indépendamment de la conscience, qui en est un produit évolué. Cette position influence le réalisme scientifique contemporain.
Au XXe siècle, le débat se renouvelle dans plusieurs contextes. Le néo-réalisme américain (William James dans certains textes, les « nouveaux réalistes ») conteste l’idéalisme dominant et affirme que la conscience n’est pas un milieu séparé mais une relation directe aux choses elles-mêmes. Bertrand Russell développe un réalisme logique : les universaux (propriétés et relations) existent objectivement, indépendamment de l’esprit.
Edmund Husserl fonde la phénoménologie en suspendant (épochè) la question réaliste de l’existence des choses pour décrire comment elles se constituent dans la conscience. Cette « mise entre parenthèses » ne nie pas le réalisme mais refuse d’en faire un présupposé non examiné. Les successeurs de Husserl divergent : Heidegger critique le réalisme comme oubli de la différence ontologique, tandis que des phénoménologues réalistes comme Roman Ingarden et Nicolai Hartmann maintiennent l’indépendance ontologique du réel.
Dans la philosophie analytique, le débat entre réalisme et anti-réalisme structure l’épistémologie contemporaine. Le réalisme scientifique, défendu par Hilary Putnam (avant son tournant) et d’autres, affirme que les entités théoriques postulées par les sciences (électrons, champs, gènes) existent réellement, et que les théories scientifiques matures sont approximativement vraies. L’anti-réalisme scientifique (constructivisme social, instrumentalisme) conteste cette ontologie : les théories sont des instruments utiles pour prédire les phénomènes, non des descriptions littérales d’une réalité cachée.
Michael Dummett reformule le débat en termes sémantiques : le réalisme affirme que les énoncés possèdent une valeur de vérité déterminée indépendamment de notre capacité à la connaître ; l’anti-réalisme lie la vérité à la vérifiabilité ou à l’assertabilité justifiée. Ce débat s’étend à différents domaines : réalisme mathématique (les objets mathématiques existent-ils ?), réalisme moral (les valeurs sont-elles objectives ?), réalisme mental (les états mentaux sont-ils réels ?).
Putnam développe ultérieurement un « réalisme interne » ou « réalisme pragmatique » : la vérité n’est ni correspondance absolue à une réalité nouménale (réalisme métaphysique) ni simple cohérence interne (idéalisme), mais acceptabilité rationnelle idéale dans des conditions épistémiques optimales. Cette position tente de préserver l’objectivité sans le mythe du « point de vue de Dieu ».
Le réalisme spéculatif contemporain (Quentin Meillassoux, Graham Harman) critique ce qu’il nomme le « corrélationnisme » post-kantien : l’impossibilité supposée de penser l’être indépendamment de sa relation à la pensée. Meillassoux, dans Après la finitude (2006), défend un réalisme spéculatif qui prétend accéder rationnellement à l’en-soi, notamment à travers les mathématiques et les sciences. Ce « grand dehors » (la réalité absolue hors corrélation) serait caractérisé par la contingence radicale.
Le réalisme demeure ainsi une position philosophique fondamentale et contestée qui structure les débats métaphysiques, épistémologiques et éthiques. Entre naïveté dogmatique et scepticisme dissolvant, entre correspondance absolue et construction sociale, la question réaliste continue d’interroger notre rapport au monde : y a-t-il une réalité indépendante de nos représentations, et si oui, pouvons-nous la connaître telle qu’elle est ?