Définition et étymologie
La raison désigne la faculté humaine de penser, de juger, de raisonner et de distinguer le vrai du faux, le bien du mal. Le terme provient du latin ratio, signifiant « calcul », « compte », « mesure », « considération », « raison », lui-même dérivé du verbe reor (« compter », « estimer », « penser »). Le grec ancien utilisait logos, mot polysémique désignant à la fois la parole, la raison, la proportion et le principe organisateur de l’univers.
Dans son sens le plus large, la raison englobe l’ensemble des capacités cognitives supérieures qui distinguent l’être humain : comprendre, abstraire, conceptualiser, déduire, argumenter, juger. Elle s’oppose traditionnellement à plusieurs facultés ou modes de connaissance : la sensation (qui nous donne des impressions immédiates), l’imagination (qui combine des images), l’instinct (qui guide spontanément), la passion (qui trouble le jugement), et la foi (qui croit sans démonstration).
On distingue généralement plusieurs usages ou dimensions de la raison. La raison théorique ou spéculative concerne la connaissance et la recherche de la vérité ; elle établit des principes, construit des démonstrations, organise le savoir. La raison pratique concerne l’action et la morale ; elle délibère sur ce qu’il convient de faire, établit des normes, guide la conduite. La raison calculatrice ou instrumentale détermine les moyens appropriés pour atteindre des fins données. Enfin, on peut parler de raison communicationnelle ou dialogique, capacité d’échanger des arguments et de parvenir à un accord rationnel.
La raison possède également un sens objectif : elle désigne alors non la faculté subjective de raisonner, mais l’ordre rationnel du monde lui-même, la structure intelligible de la réalité, ou encore les motifs, causes et justifications des choses (« la raison de ce phénomène », « pour quelle raison ? »).
Usage philosophique
La raison constitue l’un des concepts les plus centraux et les plus débattus de toute l’histoire de la philosophie occidentale. Les présocratiques inaugurent la pensée rationnelle en cherchant des explications naturelles aux phénomènes plutôt que mythologiques. Héraclite introduit le concept de logos comme principe rationnel gouvernant le cosmos : « Tout advient selon le logos. » Cette raison universelle structure la réalité et devrait guider la pensée humaine. Parménide oppose radicalement la voie de la raison, qui conduit à l’être immuable et véritable, à la voie de l’opinion trompeuse fondée sur les sens.
Socrate incarne une pratique de la raison comme examen critique et dialectique. Par le questionnement méthodique (elenchos), il soumet les opinions à l’épreuve de la cohérence logique, révélant les contradictions et l’ignorance. La raison socratique est dialogique : elle se déploie dans la conversation, confrontant les arguments pour progresser vers la vérité. Socrate affirme que « la vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue », établissant l’exercice de la raison comme exigence éthique fondamentale.
Platon développe une conception métaphysique de la raison. Dans sa tripartition de l’âme (République), la raison (logistikon) constitue la partie supérieure, qui doit gouverner le cœur (thumos) et les appétits (epithumia). Seule la raison peut contempler les Idées éternelles, accédant ainsi à la connaissance véritable (epistémè) par opposition à l’opinion (doxa). La dialectique platonicienne est l’art de raisonner permettant de s’élever du sensible vers l’intelligible, des apparences vers l’essence. Le philosophe-roi doit gouverner parce qu’il possède cette raison développée capable de contempler l’Idée du Bien.
Aristote systématise la logique formelle, science des raisonnements corrects, dans son Organon. Il codifie le syllogisme, forme paradigmatique du raisonnement déductif : « Tous les hommes sont mortels ; Socrate est un homme ; donc Socrate est mortel. » Aristote distingue également la raison théorique (sophia, sagesse contemplative) de la raison pratique (phronèsis, prudence), qui délibère sur les actions dans les situations particulières. La Métaphysique affirme que « tous les hommes désirent naturellement savoir », faisant de l’exercice de la raison l’accomplissement le plus élevé de la nature humaine.
Le stoïcisme identifie la raison humaine (logos individuel) avec la Raison universelle ou divine qui gouverne le cosmos. Vivre selon la raison, pour Épictète et Marc-Aurèle, c’est accepter l’ordre rationnel de la nature, distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas, et maintenir sa tranquillité d’âme (ataraxia) face aux événements. La raison stoïcienne est à la fois cosmologique (loi divine de la nature), éthique (guide de la conduite droite) et thérapeutique (remède aux passions perturbatrices).
Le christianisme médiéval doit articuler foi et raison. Saint Augustin, dans De la Trinité, subordonne la raison à la foi : « Comprends pour croire, crois pour comprendre » (Intellige ut credas, crede ut intelligas). La raison humaine, obscurcie par le péché originel, ne peut atteindre les vérités suprêmes sans l’illumination divine. Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, opère une synthèse entre aristotélisme et christianisme. Dans sa Somme théologique, il distingue les vérités accessibles à la raison naturelle (existence de Dieu, immortalité de l’âme) des vérités révélées inaccessibles à la raison seule (Trinité, Incarnation). La raison et la foi sont compatibles car elles proviennent toutes deux de Dieu ; la philosophie est « servante de la théologie » (ancilla theologiae).
La modernité se caractérise par une confiance renouvelée dans la raison autonome. René Descartes, dans son Discours de la méthode (1637), fait de la raison « la chose du monde la mieux partagée » et établit une méthode rationnelle universelle. Les Méditations métaphysiques (1641) utilisent le doute méthodique pour atteindre une certitude rationnelle absolue : le cogito (« Je pense, donc je suis »). Descartes fonde ainsi la connaissance sur l’évidence rationnelle de l’intuition intellectuelle et les enchaînements déductifs clairs et distincts. Sa méthode mathématique devient le paradigme de la rationalité.
Baruch Spinoza, dans son Éthique (1677), développe un rationalisme radical. La raison peut connaître l’ordre nécessaire de la nature, identique à Dieu (Deus sive Natura). Les passions naissent de l’ignorance et de l’imagination confuse ; seule la connaissance rationnelle libère et procure la béatitude. La raison spinoziste est géométrique, déterministe et salvatrice.
Gottfried Wilhelm Leibniz défend un rationalisme optimiste. Dans sa Monadologie (1714) et ses Essais de théodicée (1710), il affirme le principe de raison suffisante : « Rien n’est sans raison » (Nihil est sine ratione). Tout ce qui existe ou arrive possède une raison, même si elle nous échappe souvent. Dieu a créé le meilleur des mondes possibles selon des raisons parfaites que la raison humaine peut partiellement comprendre.
L’empirisme britannique critique les prétentions de la raison pure. John Locke, dans son Essai sur l’entendement humain (1689), affirme que toute connaissance provient de l’expérience ; la raison organise et combine les idées fournies par les sens, mais ne peut créer de contenu nouveau. David Hume radicalise cette critique dans son Traité de la nature humaine (1739-1740). La raison ne peut établir de connexions nécessaires entre les événements ; la causalité repose sur l’habitude, non sur la démonstration rationnelle. Plus provocateur encore, Hume affirme que « la raison est et ne doit être que l’esclave des passions » : elle calcule les moyens mais ne peut établir les fins, qui relèvent du sentiment et du désir.
Emmanuel Kant opère une révolution copernicienne dans la Critique de la raison pure (1781). Il distingue l’usage légitime de la raison (connaître les phénomènes selon les catégories a priori) de son usage illégitime (prétendre connaître les choses en soi, Dieu, l’âme, le monde comme totalité). La raison théorique possède des limites : au-delà de l’expérience possible, elle tombe dans des antinomies et des paralogismes. Cependant, dans la Critique de la raison pratique (1788), Kant montre que la raison pratique possède une autonomie et une autorité propres. L’impératif catégorique (« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ») est une loi de la raison pure pratique, indépendante des inclinations sensibles. La raison kantienne est à la fois législatrice (elle prescrit les lois de la pensée et de l’action) et limitée (elle ne peut connaître l’absolu).
Georg Wilhelm Friedrich Hegel critique le kantisme pour avoir figé la raison dans des oppositions rigides (phénomène/noumène, théorique/pratique). Dans sa Phénoménologie de l’Esprit (1807) et sa Science de la Logique (1812-1816), Hegel développe une conception dialectique de la raison. La Raison (Vernunft) dépasse l’entendement analytique (Verstand) en saisissant les contradictions comme moments nécessaires du développement. « Le réel est rationnel, et le rationnel est réel » : la raison n’est pas seulement une faculté subjective, mais le principe même du réel se déployant historiquement. La philosophie est la « rose dans la croix du présent », compréhension rationnelle de son époque.
Karl Marx critique l’idéalisme hégélien tout en conservant la dialectique. Dans L’Idéologie allemande (1845-1846), il affirme que la raison n’est pas pure mais conditionnée par les rapports sociaux de production. Les idées de la classe dominante sont les idées dominantes. La raison doit devenir critique, démasquant les idéologies qui légitiment l’exploitation. Le projet marxiste est celui d’une raison émancipatrice, transformant le monde plutôt que de seulement l’interpréter.
Friedrich Nietzsche radicalise la critique de la raison. Dans Le Crépuscule des idoles (1888) et Par-delà bien et mal (1886), il démystifie la raison comme instrument de la volonté de puissance. Ce que nous appelons « raison » n’est qu’une perspective particulière, historiquement constituée, qui a servi à dominer les instincts vitaux. Le « monde vrai » accessible à la raison est une fiction nihiliste ; seul existe le monde des apparences, du devenir, de la vie. Nietzsche appelle à une « grande raison » du corps, sagesse des instincts, contre la « petite raison » de la conscience abstraite.
Sigmund Freud porte un coup majeur à la souveraineté de la raison en découvrant l’inconscient. Dans Introduction à la psychanalyse (1917), il affirme que le moi « n’est pas maître dans sa propre maison ». La raison consciente ne gouverne pas l’esprit ; elle est traversée par des pulsions inconscientes, des désirs refoulés qui déterminent largement nos pensées et actions. La rationalisation n’est souvent qu’un déguisement des motivations inconscientes. Pourtant, la psychanalyse elle-même est un projet rationaliste : rendre conscient l’inconscient, étendre le domaine de la raison (« Où était le Ça, le Moi doit advenir »).
Max Weber, dans Économie et société (1922), analyse la rationalisation croissante de la modernité occidentale. Il distingue plusieurs types de rationalité : formelle (calcul des moyens), substantielle (conformité à des valeurs), traditionnelle et affective. La modernité se caractérise par le triomphe de la rationalité instrumentale, qui optimise les moyens mais abandonne la question des fins ultimes. Ce « désenchantement du monde » (Entzauberung) produit une « cage d’acier » bureaucratique où la raison technique domine mais où le sens se perd.
L’École de Francfort poursuit cette critique. Theodor Adorno et Max Horkheimer, dans La Dialectique de la Raison (1947), montrent comment la raison des Lumières, qui promettait l’émancipation, s’est retournée en domination. La raison instrumentale, devenue autonome, réduit la nature et l’humanité à des objets manipulables. Le nazisme et l’industrie culturelle témoignent de cette perversion de la raison en rationalité totalitaire. Jürgen Habermas tente de sauver le projet des Lumières en distinguant raison instrumentale (qui domine) et raison communicationnelle (qui vise l’intercompréhension dans le dialogue libre et égalitaire).
Martin Heidegger, dans Être et Temps (1927) et ses écrits ultérieurs, critique la métaphysique de la raison qui a oublié la question de l’être. La raison calculante (rechnendes Denken), dominante dans la modernité technique, doit être complétée par une pensée méditante (besinnliches Denken) qui s’ouvre au mystère de l’être. La raison métaphysique traditionnelle représente l’être comme présence permanente, manquant ainsi sa temporalité et sa finitude.
La philosophie contemporaine offre un panorama diversifié. Le rationalisme critique de Karl Popper défend la raison scientifique comme méthode de falsification plutôt que de vérification. Le naturalisme évolutionniste explique la raison comme adaptation biologique. Les sciences cognitives étudient les mécanismes neuronaux du raisonnement. Le postmodernisme (Lyotard, Foucault) déconstruit les « grands récits » de la raison universelle, soulignant la pluralité des rationalités et leurs ancrages historiques et culturels.
La raison demeure ainsi un concept vivant et contesté, oscillant entre confiance émancipatrice et critique soupçonneuse, entre universalisme et relativisme, entre puissance de connaissance et instrument de domination, manifestant peut-être que la raison humaine est suffisamment raisonnable pour reconnaître ses propres limites tout en poursuivant inlassablement son travail de compréhension et de critique.