Définition et étymologie
La quintessence désigne originellement le cinquième élément, substance pure et immuable dont seraient composés les corps célestes, au-delà des quatre éléments terrestres (terre, eau, air, feu). Par extension, le terme en est venu à signifier l’essence la plus pure, la substance la plus raffinée, ou ce qu’il y a de meilleur et de plus concentré dans une chose. Le mot provient du latin médiéval quinta essentia, traduction de l’expression grecque pemptè ousia (« cinquième essence »), formée de quintus (« cinquième ») et essentia (« essence », « être »).
Dans son sens métaphysique originel, la quintessence représente un principe cosmologique : une substance éthérée, éternelle et parfaite qui constitue les sphères célestes et les astres, distincte des éléments sublunaires corruptibles et changeants. Cette notion implique une hiérarchie ontologique entre le monde céleste (éternel, divin, parfait) et le monde terrestre (périssable, imparfait, soumis au devenir).
Dans l’usage courant moderne, « quintessence » désigne métaphoriquement l’élément le plus pur, le plus essentiel ou le plus caractéristique d’une chose : la quintessence d’une pensée, d’un art, d’une époque. Cette acception conserve l’idée de concentration, de pureté et d’excellence contenue dans le concept originel.
Usage philosophique
La notion de quintessence trouve son origine dans la cosmologie aristotélicienne. Aristote, dans son traité Du Ciel (De Caelo), développe une distinction radicale entre deux régions de l’univers. Le monde sublunaire (sous la sphère de la Lune) est composé des quatre éléments traditionnels – terre, eau, air et feu – qui peuvent se transformer les uns dans les autres et sont soumis à la génération et à la corruption, au changement et au mouvement rectiligne (vers le haut ou vers le bas selon leur nature). Le monde supralunaire (au-delà de la Lune), en revanche, est constitué d’une substance entièrement différente : l’éther ou quintessence.
Cette cinquième substance possède des propriétés uniques chez Aristote. Elle est éternelle et incorruptible, ne connaissant ni génération ni destruction. Son mouvement naturel n’est pas rectiligne mais circulaire, le cercle étant la forme parfaite sans commencement ni fin. La quintessence compose les sphères célestes cristallines qui portent les planètes et les étoiles dans leur rotation éternelle autour de la Terre. Cette substance divine participe de l’immutabilité et de la perfection du Premier Moteur immobile, cause ultime de tout mouvement dans l’univers.
Cette cosmologie dualiste reflète et renforce la hiérarchie métaphysique aristotélicienne : le monde supralunaire, fait de quintessence, est supérieur, éternel et divin ; le monde sublunaire, fait des quatre éléments, est inférieur, périssable et matériel. L’âme humaine, bien que liée au corps terrestre, possède selon Aristote une dimension intellectuelle (le nous) qui participe de l’éternité, établissant un pont entre les deux mondes.
La philosophie médiévale, notamment la scolastique, intègre cette cosmologie aristotélicienne dans le cadre chrétien. Thomas d’Aquin, dans sa Somme théologique, reprend la distinction entre éléments terrestres et quintessence céleste, tout en l’harmonisant avec la théologie. Les cieux composés de quintessence sont créés par Dieu et lui sont subordonnés. Les anges, substances purement spirituelles, habitent les sphères célestes et président au mouvement des astres. Cette cosmologie christianisée préserve la hiérarchie ontologique mais l’inscrit dans un univers créé ayant un commencement et une fin eschatologique.
L’alchimie médiévale et renaissante s’empare du concept de quintessence dans un sens transformé. Pour les alchimistes, la quintessence n’est plus seulement la substance céleste mais représente le principe spirituel caché dans toute matière, l’essence pure qu’il faut extraire par des opérations de distillation, sublimation et purification successives. Paracelse (1493-1541) développe une médecine alchimique où la quintessence extraite des plantes et des minéraux constitue le principe actif thérapeutique. Cette recherche de la quintessence s’inscrit dans la quête alchimique plus large de la pierre philosophale et de l’élixir de vie, substances ultimes censées transmuter les métaux vils en or et conférer l’immortalité.
La révolution scientifique moderne détruit la cosmologie aristotélicienne et, avec elle, la croyance en la quintessence. Galilée, observant avec sa lunette les montagnes de la Lune et les taches solaires, démontre que les corps célestes sont faits de la même matière que la Terre, soumis aux mêmes imperfections. Johannes Kepler abandonne les orbites circulaires parfaites pour des ellipses. Isaac Newton, dans ses Principia Mathematica (1687), unifie la physique céleste et terrestre : la même loi de gravitation universelle explique aussi bien la chute des corps que le mouvement des planètes. Il n’existe plus de distinction ontologique entre deux mondes ; l’univers entier obéit aux mêmes lois physiques et est composé de la même matière.
Cependant, Newton lui-même, paradoxalement, réintroduit une forme de quintessence sous un autre nom : l’éther luminifère. Pour expliquer la propagation de la lumière dans le vide apparent de l’espace, Newton et ses successeurs postulent l’existence d’un milieu subtil, impondérable et transparent remplissant tout l’espace. Cet éther, bien que matériel, possède des propriétés extraordinaires rappelant la quintessence : il pénètre tous les corps sans résistance, ne s’échauffe ni ne se refroidit, et constitue le substrat absolu du mouvement. La physique du XIXe siècle développe des théories élaborées de cet éther.
L’expérience de Michelson-Morley (1887) porte un coup fatal à cette conception. Cherchant à mesurer le mouvement de la Terre par rapport à l’éther, elle obtient un résultat nul. Albert Einstein, dans sa théorie de la relativité restreinte (1905), élimine définitivement le besoin d’éther : la lumière se propage dans le vide sans nécessiter de support matériel, et il n’existe pas de référentiel absolu. La quintessence sous forme d’éther disparaît ainsi de la physique.
Étonnamment, le concept réapparaît dans la cosmologie contemporaine sous une forme radicalement nouvelle. Face à la découverte de l’accélération de l’expansion de l’univers (1998), les physiciens postulent l’existence d’une « énergie noire » mystérieuse qui remplit l’espace et exerce une pression négative, repoussant gravitationnellement les galaxies les unes des autres. Certains modèles théoriques nomment cette énergie « quintessence », établissant un lien étymologique avec l’ancien cinquième élément, bien que sa nature soit entièrement différente. Cette quintessence moderne serait un champ scalaire dynamique, variant dans l’espace et le temps, constituant environ 70% de l’énergie totale de l’univers. Sa nature exacte demeure l’un des plus grands mystères de la physique contemporaine.
Sur le plan métaphorique et littéraire, la quintessence conserve sa richesse sémantique. Lorsque Hamlet déclare : « What a piece of work is a man! […] the beauty of the world, the paragon of animals – and yet, to me, what is this quintessence of dust? » (« Quelle œuvre que l’homme ! […] la beauté du monde, le parangon des animaux – et pourtant, pour moi, qu’est-ce que cette quintessence de poussière ? »), Shakespeare utilise le terme ironiquement pour souligner la tension entre la grandeur humaine et sa nature mortelle, jouant sur le contraste entre la pureté céleste traditionnellement associée à la quintessence et la réalité terrestre de la poussière.
En philosophie contemporaine, le concept de quintessence n’a plus guère d’usage technique, si ce n’est dans l’histoire de la philosophie et de la science. Toutefois, il illustre plusieurs thèmes philosophiques durables : la tension entre unité et diversité dans la nature, la recherche d’éléments ultimes ou de substances fondamentales, la hiérarchisation ontologique de la réalité, et surtout la manière dont les concepts scientifiques et métaphysiques évoluent, disparaissent et parfois renaissent sous de nouvelles formes.
L’histoire de la quintessence témoigne ainsi de la transformation profonde de notre vision du cosmos : d’un univers hiérarchisé, fini et qualitatif où règne la perfection céleste, nous sommes passés à un univers homogène, potentiellement infini et quantifiable régi par des lois universelles, avant de découvrir peut-être, avec l’énergie noire, qu’une forme mystérieuse de « cinquième substance » constitue effectivement l’essentiel de notre univers, rappelant étrangement l’intuition ancienne tout en la transcendant complètement.