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Quiddité

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Définition et étymologie

La quiddité désigne l’essence d’une chose, ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est, sa nature propre et définissable. Le terme, forgé par les scolastiques médiévaux, provient du latin quidditas, néologisme dérivé de quid (quoi), lui-même traduisant l’expression grecque to ti esti (le « ce que c’est ») utilisée par Aristote. La question « quid est? » (qu’est-ce que c’est ?) appelle une réponse définissant la quiddité : « homo est animal rationale » (l’homme est un animal raisonnable) exprime la quiddité de l’être humain.

La quiddité s’oppose à l’existence ou à l’individuation concrète. Elle désigne ce qu’une chose est indépendamment du fait qu’elle existe ou non, et indépendamment des caractéristiques accidentelles qui distinguent les individus d’une même espèce. La quiddité de l’homme reste identique qu’il s’agisse de Socrate ou de Platon, qu’ils soient grands ou petits, grecs ou barbares : elle consiste en la nature rationnelle commune à tous les humains.

Ce concept technique de la métaphysique scolastique interroge la structure de la réalité : existe-t-il des essences universelles réelles ou ne sont-elles que des abstractions mentales ? Comment se rapportent essence et existence ? La quiddité peut-elle être connue directement ou seulement inférée à partir des manifestations sensibles ?

Usage philosophique et développements

Chez Aristote, bien que le terme quidditas soit absent, le concept est central. Dans la Métaphysique, Aristote distingue la substance première (l’individu concret, « cet homme-ci », Socrate) et la substance seconde (l’espèce ou le genre, « l’homme », « l’animal »). La quiddité correspond à la forme substantielle (eidos, morphè) qui détermine l’essence d’une chose. Connaître scientifiquement, c’est saisir la quiddité par la définition qui énonce le genre prochain et la différence spécifique : l’homme est un animal (genre) raisonnable (différence).

Pour Aristote, la quiddité se découvre par l’abstraction intellectuelle à partir de l’expérience sensible des individus concrets. L’intellect agent abstrait la forme universelle présente dans la matière sensible. La quiddité n’existe pas séparément des individus (contrairement aux Idées platoniciennes) mais seulement en eux et dans l’intellect qui la pense. Cette position hylémorphique affirme que toute substance sensible résulte de la composition de matière et de forme : la quiddité est la forme qui actualise la matière potentielle.

Avicenne (Ibn Sina), philosophe persan du XIe siècle, développe une métaphysique de l’essence qui influence profondément la scolastique latine. Il distingue rigoureusement l’essence (mahiyya, quiddité) et l’existence (wujud). L’essence considérée en elle-même est neutre : elle n’implique ni existence ni non-existence. La quiddité « cheval », par exemple, en tant que telle, n’inclut pas l’existence ; elle peut être pensée indépendamment de la question de savoir si des chevaux existent réellement. Cette distinction radicale entre quiddité et existence permet à Avicenne de distinguer l’essence nécessaire (Dieu, dont l’essence implique l’existence) et les essences possibles (les créatures, dont l’essence ne contient pas leur existence).

Averroès (Ibn Rushd), commentateur aristotélicien du XIIe siècle, conteste partiellement cette distinction avicennienne. Pour lui, plus fidèle à Aristote, essence et existence ne sont pas réellement distinctes dans les substances sublunaires : connaître la quiddité d’une chose, c’est connaître son mode d’être propre.

Thomas d’Aquin intègre et transforme ces discussions dans sa synthèse thomiste. Dans son traité De ente et essentia (De l’étant et de l’essence, vers 1252-1256), il analyse minutieusement la quiddité. Il distingue l’essence des substances simples (les anges, pures formes sans matière, dont la quiddité ne contient aucune matière) et l’essence des substances composées (corps naturels, dont la quiddité inclut matière et forme). Pour ces dernières, la quiddité désigne le composé essentiel de matière et forme, abstraction faite des conditions matérielles individuantes.

Thomas reprend la distinction avicennienne entre essence et existence, mais la radicalise : dans toute créature, l’essence (quiddité) et l’existence (esse) sont réellement distinctes. L’essence détermine ce que la chose est ; l’existence fait qu’elle est. Seul Dieu est Être pur (Ipsum Esse Subsistens), dont l’essence s’identifie à l’existence. Cette doctrine de la distinction réelle entre essence et existence structure toute la métaphysique thomiste et sera vivement débattue dans les siècles suivants.

Duns Scot, au tournant du XIVe siècle, critique la conception thomiste. Il affirme l’univocité de l’être contre l’analogie thomiste : « être » se dit de la même manière de Dieu et des créatures, même si les modes d’être diffèrent. Concernant la quiddité, Scot développe la théorie de l’haecceitas (eccéité, du latin haec, « cette chose-ci ») : outre la quiddité commune (ce qui fait qu’un homme est homme), chaque individu possède une détermination ultime, l’eccéité, qui le rend absolument singulier et distinct de tous les autres individus de même espèce. L’individualité n’est donc pas pure privation ou limitation de la quiddité universelle, mais perfection positive.

Guillaume d’Ockham radicalise la critique nominaliste. Pour lui, les quiddités universelles n’ont aucune réalité extramentale : seuls existent les individus singuliers. Les termes universels comme « homme » ou « animal » sont des signes mentaux (termini, concepts) ou linguistiques qui désignent conventionnellement plusieurs individus, non des essences réelles communes. La quiddité n’est qu’un concept abstrait formé par l’esprit, un instrument cognitif utile mais sans fondement ontologique. Cette position nominaliste ébranle la métaphysique essentialiste traditionnelle.

À la Renaissance et à l’époque moderne, l’intérêt pour les quiddités décline au profit de l’étude des lois naturelles mathématisables. Descartes, bien qu’il maintienne une conception essentialiste (la quiddité de l’esprit est la pensée, celle du corps l’étendue), ne thématise guère le concept de quiddité. Son analyse de la substance privilégie les attributs principaux sur les essences métaphysiques.

Locke, dans l’Essai sur l’entendement humain (1690), distingue l’essence nominale (collection d’idées simples désignées par un nom) et l’essence réelle (constitution interne qui produit les propriétés observables). Il reconnaît notre ignorance des essences réelles : nous ne connaissons les substances que par leurs qualités manifestes, non par leur constitution intime. Cette position empiriste relativise l’importance des quiddités métaphysiques inaccessibles à l’expérience.

Kant achève la déconstruction de la métaphysique essentialiste traditionnelle. Dans la Critique de la raison pure (1781), il affirme que nous ne connaissons que les phénomènes (choses telles qu’elles nous apparaissent) structurés par nos formes a priori de la sensibilité et de l’entendement. Les quiddités comme essences en soi des choses nous demeurent inaccessibles. La distinction entre essence et existence, centrale dans la scolastique, n’est pas une détermination réelle des choses mais seulement logique : l’existence n’ajoute rien au concept, elle n’est pas un prédicat réel.

Au XXe siècle, Husserl réhabilite partiellement la notion d’essence dans sa phénoménologie. L’epochè (suspension du jugement d’existence) permet d’accéder aux essences pures des phénomènes par variation eidétique : en imaginant diverses modifications possibles d’un objet, on dégage l’invariant essentiel, sa structure nécessaire. Cependant, ces essences phénoménologiques ne sont pas des quiddités métaphysiques mais des structures de sens constitutives de notre expérience.

Heidegger critique radicalement la pensée essentialiste dans Être et Temps (1927) et au-delà. La question « qu’est-ce que… ? » (ti esti, quid est) a dominé la métaphysique occidentale, conduisant à penser l’être sur le mode de la présence subsistante (quiddité). Mais cette approche oublie la différence ontologique entre l’être et l’étant. L’être n’est pas une quiddité, pas une essence déterminable par définition. Le Dasein (existence humaine) se caractérise précisément par le fait que son essence consiste dans son existence : il n’a pas de nature fixe mais se détermine par ses possibilités et ses choix.

Sartre radicalise cette position existentialiste : « l’existence précède l’essence ». L’homme n’a pas de quiddité prédéfinie ; il se crée lui-même par ses actes libres. Contrairement aux objets manufacturés qui possèdent une essence déterminant leur finalité avant d’exister, l’être humain existe d’abord puis se définit.

La philosophie analytique contemporaine discute les questions d’essence et d’identité à travers les notions de propriétés essentielles et accidentelles. Kripke, dans La Logique des noms propres (1972), distingue les désignateurs rigides qui réfèrent au même objet dans tous les mondes possibles et défend l’existence de propriétés essentielles nécessaires (Socrate est essentiellement humain). Cette approche renouvelle l’essentialisme sans recourir au vocabulaire scolastique de la quiddité.

Le concept de quiddité, bien que techniquement désuet, a structuré pendant des siècles la réflexion métaphysique sur l’identité, l’essence et la définition. Il témoigne d’une intuition philosophique persistante : derrière la diversité des apparences et des accidents, il existe quelque chose de stable et de définissable qui fait qu’une chose est ce qu’elle est.

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