Définition et étymologie
La qualité désigne une propriété, une caractéristique ou une manière d’être qui permet de distinguer, de décrire ou d’évaluer quelque chose. Le terme provient du latin qualitas, lui-même dérivé de qualis (« de quelle sorte », « de quelle nature »), traduisant le grec poiotès utilisé par Aristote. Étymologiquement, la qualité renvoie donc à ce qui répond à la question « quel ? », à ce qui détermine la nature spécifique d’une chose.
Dans son usage le plus général, la qualité peut désigner toute propriété attributive : la couleur rouge d’une pomme, la douceur du miel, le courage d’un individu sont des qualités. On distingue traditionnellement les qualités des substances (ce qui possède les qualités) et des relations (qui lient plusieurs entités entre elles). La qualité appartient à la chose mais la caractérise plutôt qu’elle ne la constitue : une pomme peut changer de couleur en mûrissant sans cesser d’être une pomme.
Le terme possède également un sens évaluatif, désignant le degré d’excellence ou de valeur de quelque chose. Parler d’un produit « de qualité » implique un jugement positif sur ses propriétés. Cette dimension normative du concept soulève des questions philosophiques sur les critères d’évaluation et l’objectivité des jugements de qualité.
On oppose souvent la qualité à la quantité : la première concerne les propriétés distinctives (couleur, forme, texture), tandis que la seconde concerne ce qui est mesurable (taille, poids, nombre). Cette distinction structure de nombreux débats philosophiques et scientifiques.
Usage philosophique
Aristote élabore la première analyse systématique de la qualité dans ses Catégories, où elle constitue l’une des dix catégories fondamentales de l’être. Il distingue quatre types de qualités : les dispositions et états (savant, vertueux), les capacités et incapacités naturelles (être bon coureur), les qualités affectives et affections (doux, amer, blanc), et la figure ou forme extérieure (courbé, droit). Cette classification montre que la qualité ne désigne pas un genre homogène mais un ensemble de déterminations qui répondent différemment à la question « de quelle sorte ? »
Aristote souligne également que certaines qualités admettent des degrés (on peut être plus ou moins blanc) tandis que d’autres n’en admettent pas (un triangle ne peut être plus ou moins triangle). Les qualités peuvent avoir des contraires (chaud/froid) et engendrer des ressemblances : deux choses blanches se ressemblent en raison de leur qualité commune.
La philosophie médiévale, notamment scolastique, approfondit ces distinctions. On distingue les qualités essentielles (qui appartiennent nécessairement à l’essence d’une chose) des qualités accidentelles (qui peuvent varier sans que la chose cesse d’exister). Cette distinction est centrale dans la controverse eucharistique : comment le pain et le vin peuvent-ils conserver leurs qualités sensibles (goût, couleur, texture) tout en devenant, selon la doctrine de la transsubstantiation, le corps et le sang du Christ ?
La révolution scientifique moderne transforme radicalement le concept de qualité. Galilée, dans L’Essayeur (1623), opère une distinction fondamentale entre qualités objectives et qualités subjectives. Les qualités géométriques et mécaniques (forme, taille, mouvement, nombre) appartiennent réellement aux corps et sont mesurables mathématiquement. En revanche, les qualités sensibles (couleurs, sons, odeurs, saveurs) ne résident pas dans les objets mais sont produites en nous par l’action des corps sur nos organes sensoriels.
René Descartes radicalise cette distinction dans ses Méditations métaphysiques (1641). Les qualités premières (étendue, figure, mouvement) sont claires et distinctes, susceptibles de traitement mathématique, et appartiennent véritablement à la substance étendue (res extensa). Les qualités secondes (couleurs, sons, chaleur) sont confuses et obscures ; elles ne sont que des modes de sensation dans l’esprit (res cogitans), sans ressemblance avec ce qui existe dans les corps. Un corps n’est pas vraiment rouge ; il possède simplement une structure microscopique qui, agissant sur notre œil, produit en nous la sensation de rouge.
John Locke systématise cette distinction dans son Essai sur l’entendement humain (1689). Les qualités premières (solidité, étendue, figure, mobilité, nombre) sont inséparables des corps et leurs idées ressemblent à ce qui existe réellement dans les objets. Les qualités secondes (couleurs, sons, goûts, odeurs) ne sont que « pouvoirs qu’ont les corps de produire diverses sensations en nous par leurs qualités premières ». Locke ajoute les qualités tertiaires : pouvoirs qu’ont les corps d’affecter d’autres corps (le feu fait fondre la cire). Cette théorie fonde une distinction ontologique majeure : seules les qualités premières appartiennent véritablement à la réalité physique objective.
George Berkeley rejette cette distinction dans ses Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713). Par une série d’arguments, il montre que les qualités premières dépendent autant de la perception que les qualités secondes. L’étendue et la figure varient selon la position de l’observateur, la distance et les conditions d’observation, tout comme les couleurs. Si les qualités secondes sont subjectives, les qualités premières le sont également. Berkeley en conclut que tous les objets matériels ne sont que collections d’idées perçues : « être c’est être perçu » (esse est percipi). Il n’existe aucune substance matérielle dotée de qualités indépendantes de la perception.
David Hume poursuit cette critique empiriste. Dans son Traité de la nature humaine (1739-1740), il soutient que nous ne percevons jamais que des qualités (impressions sensibles), jamais la substance supposée les supporter. Le concept de substance matérielle est une fiction métaphysique ; il n’existe que des faisceaux de qualités coexistant régulièrement. Cette position, le « réductionnisme des qualités », élimine le substrat et réduit les objets à leurs propriétés observables.
Emmanuel Kant, dans sa Critique de la raison pure (1781), transforme le débat en inscrivant la qualité parmi les catégories a priori de l’entendement. La qualité est l’une des quatre groupes de catégories (avec quantité, relation et modalité), comprenant réalité, négation et limitation. Ces catégories ne sont ni dans les choses en soi ni purement subjectives, mais constituent les structures transcendantales par lesquelles l’esprit organise l’expérience. La qualité appartient ainsi à la forme de notre connaissance des phénomènes.
Au XIXe siècle, la chimie et la physique renouvellent la question. La découverte de la structure atomique et moléculaire explique les qualités macroscopiques par des configurations microscopiques. La couleur s’explique par les longueurs d’onde de la lumière absorbée et réfléchie, la dureté par les liaisons interatomiques. Cette réduction des qualités sensibles à des structures quantitatives semble valider le programme galiléo-cartésien.
Cependant, la phénoménologie du XXe siècle réhabilite les qualités vécues. Edmund Husserl, dans ses Recherches logiques (1900-1901), distingue les qualités sensibles (rouge, doux) des qualités catégoriales (unité, pluralité) qui émergent d’actes intellectuels. Les qualités sensibles possèdent une présence phénoménale irréductible à leurs corrélats physiques. Un « rouge ressenti » n’est pas identique à une longueur d’onde de 700 nanomètres, même si cette dernière en est la cause physique.
Maurice Merleau-Ponty, dans sa Phénoménologie de la perception (1945), montre que les qualités sensibles possèdent une signification existentielle et affective. Le rouge n’est pas une propriété abstraite mais une atmosphère, une manière d’être du monde. Les synesthésies (associations entre modalités sensorielles) révèlent que les qualités ne sont pas isolées mais tissent ensemble l’expérience perceptive dans une unité pré-objective.
Dans la philosophie analytique contemporaine, le problème des qualia (pluriel de quale) renouvelle la question. Les qualia désignent les aspects qualitatifs, subjectifs et ineffables de l’expérience consciente : « l’effet que ça fait » de voir du rouge, de sentir une odeur de rose, de ressentir une douleur. Thomas Nagel, dans son article célèbre « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » (1974), soutient que les aspects qualitatifs de l’expérience échappent à la description objective scientifique. Frank Jackson, avec son expérience de pensée de « Mary la scientifique » (qui connaît tout sur la physique de la couleur mais découvre quelque chose de nouveau en voyant du rouge pour la première fois), argumente que les qualia révèlent des faits non physiques.
Ces arguments alimentent le débat entre physicalistes (qui pensent réduire les qualités à des propriétés physiques) et dualistes des propriétés (qui affirment l’irréductibilité des qualités phénoménales). Daniel Dennett, dans La Conscience expliquée (1991), conteste l’existence même des qualia comme entités réelles distinctes des processus fonctionnels cérébraux. David Chalmers, au contraire, identifie le « problème difficile » de la conscience : expliquer comment et pourquoi des processus physiques donnent naissance à des qualités subjectives vécues.
La question de la qualité traverse ainsi toute la philosophie, de la métaphysique aristotélicienne à la philosophie de l’esprit contemporaine, interrogeant sans cesse le rapport entre l’objectif et le subjectif, le mesurable et le vécu, révélant la tension permanente entre l’exigence scientifique de quantification et l’expérience irréductible du monde qualitatif habité.