Définition et étymologie
Le pragmatisme est un courant philosophique né aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, qui définit la vérité et la signification des concepts par leurs conséquences pratiques et leur utilité. Le terme provient du grec pragma (« action », « affaire », « chose pratique »), soulignant l’orientation de cette philosophie vers l’action et l’expérience concrète plutôt que vers la spéculation abstraite.
Selon le pragmatisme, la valeur d’une idée ou d’une théorie se mesure à ses effets pratiques, à sa capacité à résoudre des problèmes réels et à orienter efficacement l’action. Une croyance est vraie si elle « fonctionne », si elle produit des résultats satisfaisants dans l’expérience. Cette approche rejette la conception traditionnelle de la vérité comme correspondance statique entre une proposition et la réalité, lui préférant une conception dynamique où la vérité se vérifie dans l’action et l’expérience.
Le pragmatisme refuse les dualismes traditionnels de la philosophie occidentale : pensée et action, théorie et pratique, fait et valeur, esprit et matière. Il propose une vision continuiste de l’expérience où la connaissance émerge de l’interaction active de l’organisme avec son environnement. La pensée n’est pas contemplation passive mais instrument d’adaptation et de transformation du monde.
Usage philosophique
Le pragmatisme naît dans le « Club métaphysique » de Cambridge (Massachusetts) au début des années 1870, réunissant des intellectuels américains dont Charles Sanders Peirce et William James. C’est Peirce (1839-1914) qui formule le premier la « maxime pragmatique » dans son article « Comment rendre nos idées claires » (1878) : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. » Autrement dit, pour comprendre la signification d’un concept, il faut examiner quelles différences pratiques résulteraient de sa vérité.
Peirce illustre cette méthode avec le concept de dureté. Dire qu’un diamant est dur signifie que si on le frotte contre d’autres objets, il les rayera sans être rayé lui-même. La signification de « dur » réside entièrement dans ces conséquences observables. Cette approche élimine les pseudo-problèmes métaphysiques : si deux théories ont exactement les mêmes conséquences pratiques, elles sont identiques en signification, et leur dispute n’est que verbale.
Peirce développe également une théorie de la vérité comme consensus à long terme de la communauté scientifique. La vérité n’est pas ce qui correspond à une réalité indépendante, mais ce vers quoi convergerait l’enquête scientifique menée indéfiniment. Cette conception « fallibiliste » reconnaît que toute connaissance actuelle peut être révisée, mais maintient un idéal régulateur de vérité objective.
William James (1842-1910) popularise et radicalise le pragmatisme dans ses conférences réunies sous le titre Le Pragmatisme (1907). Pour James, la vérité d’une idée réside dans sa « valeur pratique », dans sa capacité à nous guider avec succès à travers l’expérience. Une croyance est vraie si elle est « profitable » (expedient) dans notre vie. Cette formulation provocante suscite de nombreuses critiques, accusant James de réduire la vérité à l’utilité subjective.
James défend notamment le pragmatisme en matière religieuse. Dans La Volonté de croire (1896), il argumente que lorsque nous sommes confrontés à une option vitale, forcée et momentanée (comme croire ou non en Dieu), et que l’évidence intellectuelle est insuffisante, nous avons le droit de nous décider selon les conséquences pratiques et existentielles de chaque option. Si la croyance en Dieu rend notre vie meilleure, plus riche et plus significative, elle possède une forme de vérité pragmatique.
John Dewey (1859-1952), figure majeure du pragmatisme, développe une philosophie de l’expérience et de l’enquête. Dans Logique : la théorie de l’enquête (1938), il conçoit la pensée comme un instrument de résolution de problèmes. L’enquête commence lorsqu’une situation indéterminée ou problématique perturbe le cours de notre expérience. La pensée intervient alors pour transformer cette situation en une situation déterminée et satisfaisante. Les idées sont des hypothèses d’action testées expérimentalement.
Dewey applique cette approche à l’éducation dans Démocratie et Éducation (1916). L’apprentissage doit être actif, centré sur l’expérience de l’élève et la résolution de problèmes concrets, plutôt que sur la transmission passive de connaissances abstraites. Cette pédagogie pragmatiste a profondément influencé l’éducation progressive aux États-Unis et ailleurs.
Sur le plan politique, Dewey défend un libéralisme pragmatique dans Le Public et ses problèmes (1927). La démocratie n’est pas seulement un système de gouvernement, mais une forme de vie associée fondée sur l’expérimentation collective et l’intelligence sociale. Les institutions politiques doivent être jugées par leurs conséquences pratiques pour le bien-être de la communauté et constamment révisées à la lumière de l’expérience.
Le pragmatisme a connu un renouveau remarquable dans la philosophie contemporaine, notamment à travers Richard Rorty (1931-2007). Dans L’Homme spéculaire (1979) et Conséquences du pragmatisme (1982), Rorty radicalise l’anti-représentationnalisme pragmatiste. Il rejette l’idée que l’esprit soit un miroir reflétant la nature et que la philosophie doive chercher des fondements ultimes à la connaissance. La vérité n’est pas découverte mais créée dans le dialogue et la conversation. Les vocabulaires philosophiques et scientifiques sont des outils que nous adoptons ou abandonnons selon leur utilité, non des révélations sur la structure ultime de la réalité.
Hilary Putnam développe un « pragmatisme à visage humain » qui préserve une forme de réalisme tout en intégrant les intuitions pragmatistes. Dans Raison, vérité et histoire (1981), il défend un « réalisme interne » où la vérité dépend d’un schème conceptuel, mais où certains schèmes sont objectivement meilleurs que d’autres pour traiter avec le monde.
Le pragmatisme influence également la philosophie des sciences contemporaine, notamment chez des auteurs comme Ian Hacking, qui insiste sur l’importance de l’intervention et de la manipulation expérimentale dans la construction de la connaissance scientifique.
Les critiques du pragmatisme l’accusent de relativisme, de réduire la vérité à l’utilité et de négliger la dimension contemplative de la connaissance. Bertrand Russell reproche à James de confondre vérité et vérification, utilité et véracité. Les pragmatistes répondent que leur conception n’est pas relativiste mais contextualiste : les standards de vérité émergent de pratiques sociales concrètes et de l’enquête collective.
Le pragmatisme demeure aujourd’hui une tradition vivante, offrant une alternative aux débats stériles entre réalisme et anti-réalisme, rationalisme et empirisme. Son insistance sur l’expérience concrète, l’enquête expérimentale et les conséquences pratiques continue d’inspirer des approches novatrices en épistémologie, éthique, philosophie politique et philosophie de l’esprit.