Définition et étymologie
La phronesis (φρόνησις) est un terme grec fondamental de la philosophie antique qui désigne la sagesse pratique, la prudence ou l’intelligence pratique. Ce concept, central dans l’éthique aristotélicienne, provient du verbe grec « phronein » (φρονεῖν) qui signifie « penser », « avoir l’esprit tourné vers », « être sensé ». La racine étymologique évoque une forme de pensée orientée vers l’action concrète, distincte de la contemplation théorique pure.
La phronesis se distingue radicalement des autres formes de savoir : elle n’est ni episteme (science théorique) ni techne (art technique), mais une vertu intellectuelle spécifique qui permet de délibérer correctement sur les affaires humaines contingentes. Elle constitue la capacité de discerner, dans chaque situation particulière, ce qu’il convient de faire pour réaliser le bien humain.
Cette notion représente l’une des contributions les plus durables d’Aristote à la philosophie pratique, influençant toute la tradition éthique occidentale jusqu’aux débats contemporains en philosophie morale et politique. La phronesis articule admirablement la dimension universelle des principes éthiques et la singularité irréductible des situations concrètes d’action.
Aristote et la théorie de la phronesis
L’analyse dans l' »Éthique à Nicomaque »
Aristote (384-322 av. J.-C.) développe sa théorie de la phronesis principalement dans l' »Éthique à Nicomaque », au livre VI consacré aux vertus intellectuelles. Il la définit comme « une disposition accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain ».
Cette définition révèle plusieurs caractéristiques essentielles : la phronesis est d’abord une disposition stable (hexis) acquise par l’exercice, non un talent naturel. Elle implique une « règle vraie » (logos alethes), c’est-à-dire une capacité de raisonnement juste sur les fins et les moyens. Enfin, elle se déploie spécifiquement dans le domaine de l’action humaine (praxis), là où les circonstances particulières rendent impossible l’application mécanique de règles universelles.
La phronesis comme médiateur entre universel et particulier
L’originalité de l’analyse aristotélicienne réside dans la fonction médiatrice de la phronesis entre l’universel des principes moraux et le particulier des situations concrètes. Le phronimos (homme prudent) possède une double connaissance : celle des principes généraux du bien et celle des circonstances particulières de l’action.
Cette médiation s’effectue par un raisonnement pratique spécifique, le syllogisme pratique, où la prémisse majeure énonce un principe moral universel, la prémisse mineure décrit la situation particulière, et la conclusion est l’action concrète à accomplir. Mais ce schéma logique ne rend pas compte de la complexité réelle du jugement prudentiel qui implique une saisie intuitive de la situation globale.
Les conditions de la phronesis
Aristote établit plusieurs conditions nécessaires à l’acquisition de la phronesis. D’abord l’expérience (empeiria) : la sagesse pratique ne peut être purement théorique mais requiert une longue familiarité avec les affaires humaines. C’est pourquoi les jeunes gens, même brillants, ne peuvent posséder la phronesis qui demande la maturité de l’âge.
Ensuite la vertu morale (ethos) : la phronesis ne peut exister sans les vertus du caractère car elle vise le bien véritable, non l’apparence du bien. L’homme vicieux ne peut être prudent car ses passions déréglées faussent son jugement pratique. Cette interdépendance entre vertus intellectuelles et morales constitue l’une des thèses les plus caractéristiques de l’éthique aristotélicienne.
Phronesis et délibération
La phronesis s’exerce principalement dans la délibération (bouleusis) sur les moyens d’atteindre les fins bonnes. Aristote précise qu’on ne délibère ni sur l’éternel (domaine de la science) ni sur l’impossible, mais sur ce qui dépend de nous et peut être autrement qu’il n’est.
Cette délibération prudentielle ne se réduit pas au calcul technique des moyens efficaces, mais implique une réflexion sur la valeur morale des actions envisagées. Le phronimos discerne non seulement ce qui permet d’atteindre ses fins, mais aussi si ces fins sont véritablement bonnes et comment les réaliser de manière appropriée aux circonstances.
La phronesis dans la tradition post-aristotélicienne
Les Stoïciens et la prudence
Les philosophes stoïciens reprennent et transforment la notion aristotélicienne de phronesis en l’intégrant dans leur système cosmologique. Pour eux, la prudence consiste à vivre conformément à la nature rationnelle de l’univers, acceptant avec sérénité ce qui ne dépend pas de nous tout en agissant rationnellement sur ce qui dépend de nous.
Cette conception stoïcienne de la prudence met l’accent sur l’attitude intérieure de sagesse plutôt que sur l’efficacité externe de l’action. Elle influence durablement la tradition morale occidentale, notamment à travers Sénèque et Marc Aurèle.
Thomas d’Aquin et la prudentia
Thomas d’Aquin (1225-1274) christianise la phronesis aristotélicienne en en faisant la « prudentia », première des vertus cardinales. Dans la « Somme théologique », il développe une analyse minutieuse qui articule sagesse humaine et sagesse divine.
La prudence thomiste conserve sa fonction de médiation entre principes universels et applications particulières, mais s’enracine ultimement dans la participation de la raison humaine à la loi éternelle divine. Cette synthèse thomiste influence profondément la tradition scolastique et néo-scolastique.
La prudence humaniste
La Renaissance redécouvre la phronesis aristotélicienne à travers les humanistes qui valorisent la sagesse pratique contre la scolastique tardive jugée trop abstraite. Érasme, Montaigne et d’autres développent un idéal de prudence humaniste qui allie culture classique et expérience concrète du monde.
La critique moderne de la phronesis
Descartes et la méthode universelle
René Descartes (1596-1650) développe dans le « Discours de la méthode » une conception de la raison qui tend à absorber la prudence traditionnelle dans une méthode universelle. La « morale par provision » cartésienne remplace temporairement la prudence aristotélicienne en attendant l’établissement d’une science morale certaine.
Cette approche cartésienne révèle une tension moderne entre l’idéal d’une rationalité mathématisée et la reconnaissance de la spécificité du jugement pratique dans sa rapport au contingent et au particulier.
Kant et le jugement pratique
Emmanuel Kant (1724-1804) transforme profondément la problématique de la phronesis dans ses critiques de la raison pratique et de la faculté de juger. Il distingue le jugement déterminant (qui subsume le particulier sous l’universel donné) du jugement réfléchissant (qui cherche l’universel pour un particulier donné).
Cette analyse kantienne révèle la complexité du jugement pratique qui ne peut se réduire à l’application mécanique de l’impératif catégorique mais requiert une faculté de juger qui saisit les conditions concrètes d’application des principes moraux.
La renaissance contemporaine de la phronesis
Gadamer et l’herméneutique
Hans-Georg Gadamer (1900-2002) redécouvre dans « Vérité et Méthode » la fécondité du concept aristotélicien de phronesis pour fonder une herméneutique philosophique. Il montre que la compréhension des textes et des traditions relève d’un jugement prudentiel qui articule passé et présent dans une application créatrice.
Cette réhabilitation gadamérienne de la phronesis influence durablement l’herméneutique contemporaine et révèle sa pertinence pour penser les problèmes de l’interprétation et de l’application dans les sciences humaines.
Arendt et le jugement politique
Hannah Arendt (1906-1975) développe dans ses analyses du totalitarisme et dans « La Crise de la culture » une conception du jugement politique qui s’inspire de la phronesis aristotélicienne. Elle montre que l’action politique authentique requiert une capacité de jugement qui ne peut se réduire aux règles techniques ni aux principes moraux abstraits.
Cette approche arendtienne révèle la dimension proprement politique de la phronesis qui permet de naviguer dans la pluralité des perspectives humaines sans recourir à des critères transcendants absolus.
MacIntyre et le retour à la vertu
Alasdair MacIntyre développe dans « Après la vertu » une critique de la modernité morale qui aboutit à la réhabilitation de l’éthique aristotélicienne des vertus, et notamment de la phronesis. Il montre que les échecs de la philosophie morale moderne proviennent de l’abandon de la conception téléologique de l’action humaine qui seule peut fonder une véritable prudence.
Ricoeur et la sagesse pratique
Paul Ricœur (1913-2005) développe dans « Soi-même comme un autre » une éthique qui culmine dans la « sagesse pratique » conçue comme synthèse créatrice entre l’éthique téléologique (visée du bien) et la morale déontologique (respect de la norme). Cette sagesse pratique s’apparente étroitement à la phronesis aristotélicienne réinterprétée dans le contexte contemporain.
Enjeux contemporains
La phronesis fait l’objet d’un regain d’intérêt dans plusieurs domaines de la philosophie contemporaine. En éthique appliquée, elle fournit un modèle pour penser les cas particuliers (bioéthique, éthique des affaires) qui résistent à l’application mécanique de principes généraux.
En philosophie politique, la phronesis inspire les théories délibératives de la démocratie qui valorisent le jugement citoyen face à la complexité des enjeux contemporains. En épistémologie, elle nourrit les réflexions sur le caractère situé et contextuel de nombreuses formes de connaissance.
Les débats contemporains portent notamment sur l’universalisabilité possible de la phronesis : peut-elle fournir un modèle transculturel de rationalité pratique ou demeure-t-elle liée aux présupposés de l’éthique grecque classique ?
La phronesis demeure ainsi un concept philosophique vivant qui continue d’éclairer les problèmes contemporains de l’action humaine dans sa dimension à la fois rationnelle et située, universelle et particulière.