Définition et étymologie
La méta-éthique désigne la branche de la philosophie morale qui étudie non pas quelles actions sont bonnes ou mauvaises (question de l’éthique normative), ni comment appliquer les principes moraux à des situations concrètes (question de l’éthique appliquée), mais la nature même des jugements moraux, leur statut ontologique, leur signification et leur justification. Le préfixe grec meta- (« au-delà », « après », « à un niveau supérieur ») indique qu’il s’agit d’une réflexion de second ordre portant sur l’éthique elle-même plutôt que sur son contenu.
La méta-éthique pose des questions fondamentales : que signifions-nous lorsque nous disons qu’une action est « bonne » ou « mauvaise » ? Existe-t-il des faits moraux objectifs ou les jugements moraux ne sont-ils que des expressions de préférences subjectives ? Les propriétés morales (bonté, justice, vertu) existent-elles réellement dans le monde ou sont-elles des projections de nos attitudes ? Pouvons-nous connaître les vérités morales, et si oui, comment ? Les jugements moraux sont-ils vrais ou faux, ou bien échappent-ils aux catégories de vérité ? Comment les termes moraux acquièrent-ils leur signification ? Pourquoi devrions-nous être moraux ?
On distingue trois types de questions méta-éthiques. Les questions métaphysiques ou ontologiques concernent l’existence et la nature des propriétés morales : le réalisme moral affirme leur existence objective, tandis que l’anti-réalisme la nie. Les questions sémantiques concernent la signification des termes et énoncés moraux : le cognitivisme affirme que les jugements moraux expriment des croyances susceptibles d’être vraies ou fausses, tandis que le non-cognitivisme soutient qu’ils expriment des attitudes, émotions ou prescriptions sans valeur de vérité. Les questions épistémologiques concernent notre accès cognitif aux vérités morales : comment connaissons-nous le bien et le mal ? Par intuition rationnelle, expérience, convention sociale ?
La méta-éthique se distingue ainsi de l’éthique normative (qui établit des principes moraux : utilitarisme, déontologie kantienne, éthique des vertus) et de l’éthique appliquée (qui traite de problèmes concrets : avortement, euthanasie, justice distributive). Elle constitue une réflexion philosophique fondamentale sur les présupposés et la nature de tout discours moral.
Usage philosophique
Bien que les questions méta-éthiques traversent toute l’histoire de la philosophie, la méta-éthique comme sous-discipline distincte émerge véritablement au XXe siècle dans la philosophie analytique anglo-saxonne, en réaction contre l’éthique normative qui dominait auparavant.
Les racines antiques de la méta-éthique se trouvent chez Platon. Dans l’Euthyphron, Socrate pose la question méta-éthique paradigmatique : « Le pieux est-il aimé des dieux parce qu’il est pieux, ou est-il pieux parce qu’il est aimé des dieux ? » Cette question interroge le fondement des valeurs morales : sont-elles indépendantes des attitudes (même divines) ou constituées par elles ? La République développe une métaphysique morale réaliste : l’Idée du Bien existe objectivement, indépendamment de nos opinions, et peut être connue par la raison dialectique. Cette position établit un réalisme moral robuste.
David Hume formule au XVIIIe siècle des thèses méta-éthiques cruciales. Dans son Traité de la nature humaine (1739-1740), il affirme que la raison seule ne peut motiver l’action : « La raison est et ne doit être que l’esclave des passions. » Les jugements moraux dérivent du sentiment, non de la raison. Hume formule également ce qu’on appellera la « loi de Hume » ou « guillotine de Hume » : on ne peut logiquement dériver un « devoir-être » (ought) d’un « être » (is). Cette distinction fait/valeur structure toute la méta-éthique ultérieure. Hume développe ainsi un anti-réalisme moral fondé sur le sentimentalisme : les qualités morales ne sont pas dans les objets mais dans nos réactions émotives à leur égard.
Emmanuel Kant propose une méta-éthique radicalement différente dans sa Critique de la raison pratique (1788). La loi morale est une loi a priori de la raison pure pratique, connaissable par tout être rationnel. Les jugements moraux possèdent une nécessité et une universalité objectives, fondées sur la structure même de la rationalité pratique. Cette position établit un cognitivisme rationaliste : les vérités morales sont accessibles à la raison et indépendantes des sentiments ou désirs empiriques.
La méta-éthique contemporaine commence véritablement avec George Edward Moore et son Principia Ethica (1903). Moore défend un réalisme moral non-naturaliste. Le « bien » désigne une propriété simple, non-analysable, non-naturelle, connue par intuition directe. Moore formule l’argument de la « question ouverte » (open question argument) : pour toute définition naturelle proposée du bien (« le bien est le plaisir », « le bien est ce qui favorise l’évolution »), on peut toujours légitimement demander « mais est-ce vraiment bien ? ». Cette question reste ouverte, montrant que le bien ne peut être réduit à aucune propriété naturelle. Toute tentative de définir le bien par des propriétés naturelles commet le « sophisme naturaliste » (naturalistic fallacy).
Cette position réaliste non-naturaliste influence profondément la méta-éthique. Les intuitionistes comme Harold Arthur Prichard et William David Ross développent des théories où les vérités morales sont connaissables par intuition rationnelle directe, de manière analogue aux vérités mathématiques. Ross distingue les devoirs prima facie (obligations conditionnelles qui peuvent entrer en conflit) des devoirs réels (ce qu’on doit faire tout compte fait), établissant une épistémologie morale complexe où l’intuition doit être équilibrée et contextualisée.
Le positivisme logique du Cercle de Vienne rejette radicalement cette approche. Alfred Jules Ayer, dans Langage, vérité et logique (1936), développe l’émotivisme. Les énoncés ne sont significatifs que s’ils sont soit analytiques (vrais par définition), soit vérifiables empiriquement. Les jugements moraux, n’étant ni l’un ni l’autre, sont littéralement dépourvus de sens cognitif (meaningless). Ils ne décrivent aucun fait mais expriment simplement des émotions et tentent d’influencer autrui. Dire « le mensonge est mal » équivaut à dire « Mensonge ! » avec une intonation désapprobatrice. Cette position combine non-cognitivisme (les jugements moraux n’ont pas de valeur de vérité) et expressivisme (ils expriment des états psychologiques).
Charles Leslie Stevenson raffine l’émotivisme dans Ethics and Language (1944). Les jugements moraux possèdent une « signification émotive » distincte de leur signification descriptive. Leur fonction primaire n’est pas de décrire mais de recommander, prescrire et influencer les attitudes. Le désaccord moral n’est pas un désaccord factuel mais un désaccord d’attitudes. Cette méta-éthique réduit l’éthique à la rhétorique et la persuasion, suscitant de nombreuses critiques.
Richard Mervyn Hare développe le prescriptivisme universel dans Le Langage de la morale (1952) et Freedom and Reason (1963). Les jugements moraux sont des prescriptions universalisables : ils commandent des actions et impliquent logiquement qu’on prescrit la même chose pour tous les cas similaires. Bien que non-cognitiviste (les jugements moraux ne décrivent pas de faits), Hare maintient qu’ils possèdent une logique propre permettant l’argumentation rationnelle en éthique. Le prescriptivisme évite le subjectivisme émotiviste tout en rejetant le réalisme moral.
Philippa Foot, dans des articles comme « Moral Beliefs » (1958) et « Moral Arguments » (1958), critique le non-cognitivisme. Elle montre que les termes moraux ne peuvent être appliqués arbitrairement selon nos émotions ou prescriptions, mais sont contraints par des critères objectifs liés aux besoins humains, aux vertus et aux vices. Un sadique qui dit « la cruauté est bonne » n’exprime pas simplement une préférence alternative mais se trompe objectivement. Foot développe un naturalisme moral néo-aristotélicien : les évaluations morales sont ancrées dans des faits objectifs sur la nature humaine et la vie épanouie.
John Leslie Mackie, dans Ethics: Inventing Right and Wrong (1977), défend une position anti-réaliste sophistiquée : la théorie de l’erreur. Nos jugements moraux ordinaires présupposent l’existence de propriétés morales objectives, mais ces propriétés n’existent pas réellement. Les jugements moraux sont donc systématiquement faux (d’où « théorie de l’erreur »). Mackie propose deux arguments principaux. L’argument de l’étrangeté métaphysique (queerness) : des propriétés morales objectives seraient des entités métaphysiquement bizarres, radicalement différentes de tout ce que nous connaissons dans le monde naturel. L’argument de l’étrangeté épistémologique : nous aurions besoin d’une faculté d’intuition morale mystérieuse pour les connaître. Mackie conclut que nous « inventons » le bien et le mal plutôt que de les découvrir.
Les années 1980-1990 voient un renouveau du réalisme moral. David Brink, dans Moral Realism and the Foundations of Ethics (1989), défend un naturalisme moral réductionniste. Les propriétés morales sont identiques à certaines propriétés naturelles complexes (psychologiques, sociales, biologiques). Cette identité n’est pas analytique mais synthétique a posteriori, comme l’identité « eau = H₂O ». Le bien pourrait être identique, par exemple, à ce qui satisfait les intérêts rationnels informés. Ce naturalisme réductionniste réconcilie réalisme moral et naturalisme métaphysique.
Richard Boyd développe un naturalisme moral non-réductionniste. Les propriétés morales sont naturelles mais non réductibles, constituant un domaine autonome de faits normatifs. Elles jouent un rôle explicatif réel : comprendre qu’une personne est juste explique causalement ses comportements. L’épistémologie morale est semblable à l’épistémologie scientifique : nous accédons aux vérités morales par un processus d’« équilibre réfléchi » entre intuitions, principes et théories, analogue à la méthode hypothético-déductive.
Thomas Nagel, dans Le Point de vue de nulle part (1986), défend un réalisme moral rationaliste. Les vérités morales sont objectives mais irréductibles aux faits naturels. Elles sont accessibles à la raison pratique qui peut adopter un « point de vue impersonnel » transcendant les perspectives subjectives particulières. Nagel maintient ainsi une forme de cognitivisme non-naturaliste contemporain.
Ronald Dworkin, dans Justice pour les hérissons (2011), rejette le réductionnisme et le scepticisme. Les vérités morales sont objectives mais ne peuvent être « fondées » sur des faits métaphysiques externes. Elles constituent un domaine autonome de vérité sui generis. La question « pourquoi être moral ? » ne peut recevoir de réponse externe à la morale elle-même.
Simon Blackburn et Allan Gibbard développent des versions sophistiquées de non-cognitivisme appelées quasi-réalisme et expressivisme normativiste. Blackburn, dans Ruling Passions (1998), cherche à « gagner le droit » au discours réaliste (parler de vérités morales, d’erreurs, de progrès) tout en maintenant une base expressiviste : les jugements moraux expriment des attitudes projectionnelles. Gibbard, dans Wise Choices, Apt Feelings (1990) et Thinking How to Live (2003), analyse les jugements normatifs comme expressions d’états de planification et de délibération. Ce néo-expressivisme cherche à capturer les phénomènes de la pratique morale (désaccord, argumentation, progrès) sans ontologie morale réaliste.
Christine Korsgaard développe un constructivisme kantien dans Les Sources de la normativité (1996). Les vérités morales ne préexistent pas à notre activité rationnelle mais sont construites par l’auto-législation de la raison pratique. La normativité morale dérive de notre identité comme agents rationnels : nous devons agir moralement parce que c’est constitutif de notre identité pratique. Ce constructivisme évite à la fois le réalisme platonicien et le subjectivisme relativiste.
Sharon Street défend un antiréalisme constructiviste dans « A Darwinian Dilemma for Realist Theories of Value » (2006). Si nos jugements moraux sont largement déterminés par l’évolution biologique visant la survie reproductive plutôt que la vérité, quelle raison avons-nous de croire qu’ils suivent des vérités morales objectives indépendantes ? Ce « dilemme darwinien » pose un défi épistémologique majeur au réalisme moral.
Derek Parfit, dans On What Matters (2011), tente une grande synthèse réconciliant kantisme, conséquentialisme et contractualisme au niveau méta-éthique. Il défend un cognitivisme non-naturaliste : les vérités normatives sont irréductiblement normatives, connaissables rationnellement. Contre le constructivisme, il affirme que les vérités morales ne dépendent pas de nos attitudes constructives mais les contraignent.
La méta-éthique contemporaine explore également des questions spécifiques. Le particularisme moral (Jonathan Dancy) conteste l’existence de principes moraux généraux : ce qui est bon ou mauvais dépend holistiquement du contexte sans règles généralisables. Le fictionisme moral (Richard Joyce) soutient qu’on peut utiliser le langage moral comme fiction utile sans croire aux faits moraux. Les théories hybrides combinent cognitivisme et expressivisme : les jugements moraux possèdent à la fois un contenu descriptif et une force motivationnelle expressive.
Les neurosciences morales contemporaines posent également des questions méta-éthiques : si nos intuitions morales sont produites par des mécanismes cérébraux automatiques, évolutivement façonnés, cela menace-t-il l’objectivité morale ? Joshua Greene distingue les jugements moraux « émotifs » (produits par le système limbique) des jugements « raisonnés » (produits par le cortex préfrontal), suggérant une architecture duale de la cognition morale.
La méta-éthique demeure ainsi un champ philosophique extraordinairement vivant et controversé, sans consensus émergent. Les positions fondamentales – réalisme/anti-réalisme, cognitivisme/non-cognitivisme, naturalisme/non-naturalisme – continuent de structurer des débats sophistiqués. Cette persistance du désaccord révèle peut-être que les questions méta-éthiques touchent aux limites de ce que la philosophie peut définitivement résoudre : la nature de la normativité, le rapport entre fait et valeur, l’objectivité du devoir-être constituent des problèmes où nos intuitions profondes divergent irréconciliablement. Pourtant, cette réflexion méta-éthique demeure cruciale : comprendre ce que nous faisons lorsque nous jugeons moralement, même sans accord final, affine notre conscience morale et notre lucidité sur les présupposés de nos engagements éthiques.