Définition et étymologie
Le messianisme désigne la croyance en la venue d’un libérateur providentiel, le Messie, qui établira un ordre nouveau de justice, de paix et de bonheur pour l’humanité ou un peuple particulier. Cette espérance eschatologique implique une vision téléologique de l’histoire orientée vers un accomplissement final qui rachètera les souffrances présentes. Par extension, le terme qualifie toute doctrine ou mouvement qui annonce l’avènement imminent d’une ère de perfection grâce à l’intervention d’un sauveur ou d’une révolution radicale.
Le terme « messianisme » dérive de l’hébreu « mashiah » (מָשִׁיחַ), signifiant « oint », traduit en grec par « christos » (χριστός) et en latin par « messias ». L’onction d’huile sainte consacrait traditionnellement les rois et les prêtres d’Israël, désignant celui qui reçoit une mission divine. Cette étymologie révèle la dimension théopolitique originelle du concept : le Messie unit autorité spirituelle et temporelle pour restaurer l’ordre voulu par Dieu.
Le suffixe « -isme » indique la systématisation de cette croyance en doctrine cohérente avec ses implications théologiques, anthropologiques et politiques. Le messianisme transcende ainsi les frontières religieuses pour devenir un schème d’interprétation de l’histoire et d’organisation de l’action collective qui traverse les cultures et les époques.
Usage en philosophie
Origines bibliques et judaïques
Le messianisme naît dans la tradition biblique hébraïque comme réponse aux crises historiques d’Israël. Les prophètes (Isaïe, Jérémie, Ézéchiel) développent l’espoir d’un roi davidique idéal qui restaurera la grandeur nationale et établira la justice divine sur terre. Cette attente se cristallise particulièrement pendant l’exil babylonien (VIe siècle av. J.-C.) et les dominations hellénistique et romaine.
Le livre de Daniel (IIe siècle av. J.-C.) introduit une dimension apocalyptique qui influence durablement le messianisme : l’histoire est divisée en périodes successives culminant dans l’intervention divine finale. Cette périodisation crée une « conscience messianique » qui interprète les événements présents comme signes annonciateurs de l’accomplissement promis.
La tradition rabbinique développe une riche réflexion sur les « temps messianiques » distinguant parfois deux Messies : ben Joseph (souffrant) et ben David (triomphant). Cette dualité reflète la tension entre espérance spirituelle et attentes politiques qui traverse tout le messianisme judaïque.
Transformation chrétienne
Le christianisme naissant transforme radicalement le messianisme en identifiant Jésus de Nazareth au Messie attendu. Cette identification paradoxale d’un Messie crucifié bouleverse les catégories messianiques traditionnelles : la victoire passe par la défaite, la gloire par l’humiliation, la royauté par le service.
Saint Paul (vers 5-67) développe une théologie messianique universaliste qui étend le salut à tous les peuples, non plus seulement à Israël. Cette « catholisation » du messianisme ouvre la voie aux messianismes séculiers ultérieurs qui promettent la rédemption à l’humanité entière.
Saint Augustin (354-430) dans « La Cité de Dieu » spiritualise le messianisme en distinguant la cité terrestre de la cité céleste. Cette déseschatologisation relative du messianisme chrétien influence la pensée politique occidentale en légitimant les pouvoirs temporels tout en les relativisant face au Royaume de Dieu.
Messianisme médiéval et millénarisme
Le Moyen Âge voit renaître des messianismes populaires souvent révolutionnaires. Joachim de Flore (vers 1132-1202) développe une théologie de l’histoire en trois âges : Père, Fils, et Saint-Esprit, ce dernier devant inaugurer une ère de perfection spirituelle terrestre. Cette vision influence de nombreux mouvements hérétiques et révolutionnaires.
Les croisades mobilisent un messianisme géopolitique qui sacralise la reconquête des Lieux Saints. Cette militarisation du messianisme justifie la violence au nom de l’accomplissement des promesses divines, préfigurant les « guerres saintes » ultérieures.
Les mouvements millénaristes (Dolciniens, Hussites, Anabaptistes) radicalisent le messianisme en annonçant l’établissement imminent du Royaume de Dieu sur terre par la révolution sociale. Ces messianismes révolutionnaires inspirent les utopies modernes et les révolutions politiques.
Sécularisation moderne du messianisme
La modernité sécularise le messianisme en transférant l’espoir eschatologique vers des projets politiques et sociaux. Francis Bacon (1561-1626) dans « La Nouvelle Atlantide » annonce une ère de prospérité grâce aux progrès scientifiques et techniques. Cette « messianisation » de la science influence durablement l’idéologie du progrès.
Les Lumières développent un messianisme rationaliste qui promet l’émancipation humaine par la raison et l’éducation. Condorcet (1743-1794) dans son « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » prophétise l’avènement d’une humanité perfectionnée par la science et la philosophie.
La Révolution française mobilise un messianisme politique qui se présente comme régénération totale de l’humanité. Robespierre proclame que la Révolution réalisera sur terre le royaume de la vertu et de la liberté. Cette sacralisation de la politique caractérise les révolutions modernes.
Messianismes socialistes et communistes
Claude Henri de Saint-Simon (1760-1825) et Charles Fourier (1772-1837) développent des socialismes utopiques qui promettent l’avènement d’une société parfaite grâce à l’organisation scientifique du travail et des passions. Ces « nouveaux christianismes » séculiers conservent la structure narrative du messianisme traditionnel.
Karl Marx (1818-1883) élabore un messianisme scientifique qui fait du prolétariat le sujet collectif de la rédemption universelle. La révolution communiste doit accomplir l’histoire en abolissant l’aliénation et en réconciliant l’humanité avec elle-même. Cette eschatologie matérialiste reproduit les schémas messianiques sous forme sécularisée.
Le marxisme-léninisme radicalise cette dimension messianique en faisant du parti communiste l’avant-garde éclairée chargée de conduire l’humanité vers son accomplissement. Cette avant-garde s’autoproclame détentrice du sens de l’histoire et légitimée à contraindre les « retardataires » au nom de leur salut futur.
Messianismes nationalistes
Les nationalismes modernes intègrent souvent une dimension messianique en attribuant à leur peuple une mission salvifique universelle. Le messianisme américain de la « destinée manifeste » justifie l’expansion territoriale et l’interventionnisme au nom de la diffusion de la démocratie et de la liberté.
Le messianisme révolutionnaire français proclame la « Grande Nation » porteuse des droits de l’homme pour tous les peuples. Cette universalisation de la mission nationale légitimise les guerres de libération et d’exportation révolutionnaire.
Les messianismes totalitaires du XXe siècle (nazisme, fascisme, stalinisme) poussent cette logique à l’extrême en promettant l’avènement d’un « homme nouveau » par la refonte totalitaire de la société. Ces messianismes politiques reproduisent la structure eschatologique tout en la pervertissant vers des fins destructrices.
Critiques philosophiques
Max Weber (1864-1920) analyse le « désenchantement du monde » moderne comme processus de rationalisation qui élimine progressivement les croyances messianiques. Cependant, il observe leur résurgence sous des formes séculières dans les idéologies politiques modernes.
Karl Löwith (1897-1973) dans « Histoire et Salut » montre que les philosophies modernes de l’histoire (Hegel, Marx, Comte) sécularisent les schémas eschatologiques chrétiens sans en éliminer la structure téléologique fondamentale. Cette « sécularisation » masque la persistance des présupposés messianiques.
Hannah Arendt (1906-1975) critique les messianismes totalitaires qui détruisent la condition humaine de pluralité en promettant l’avènement d’une humanité unifiée. Elle oppose à ces messianismes destructeurs la politique démocratique qui accepte la permanence des conflits et des divergences.
Approches contemporaines
Carl Schmitt (1888-1985) analyse la « théologie politique » moderne qui transpose les concepts théologiques (souveraineté divine, miracle, décision) dans le domaine politique. Il révèle la permanence des structures messianiques dans les idéologies révolutionnaires séculières.
Walter Benjamin (1892-1940) développe un « messianisme faible » qui maintient l’ouverture eschatologique sans la fixer sur un programme politique déterminé. Sa conception de l’histoire comme « catastrophe permanente » s’ouvre sur la possibilité toujours renouvelée de l’interruption rédemptrice.
Jacques Derrida (1930-2004) théorise un « messianisme sans messie » comme structure formelle d’attente de la justice absolue qui ne se laisse jamais saturer par aucune réalisation historique particulière. Cette « messianicité » maintient l’exigence éthique tout en évitant les fixations dogmatiques.
Enjeux contemporains
Les messianismes contemporains prennent des formes nouvelles : messianisme technologique (intelligence artificielle, transhumanisme), messianisme écologique (décroissance, développement durable), messianisme démocratique (droits de l’homme, intervention humanitaire). Ces nouvelles eschatologies sécularisées reproduisent les ambiguïtés du messianisme traditionnel.
La mondialisation suscite des messianismes concurrents (libéralisme, islamisme, écologisme) qui s’affrontent sur le sens de l’histoire universelle. Cette concurrence révèle la persistance du besoin humain de donner un sens téléologique à l’existence collective malgré la critique moderne des métarécits.
Le messianisme demeure ainsi un concept central pour comprendre les dynamiques historiques et politiques, révélant la tension permanente entre l’aspiration humaine à la perfection et les limites de la condition historique, entre espoir de rédemption et risque de fanatisme.