Définition et étymologie
Le libertarisme désigne une philosophie politique qui maximise la liberté individuelle et minimise le rôle de l’État. Le terme provient de l’anglais libertarianism, lui-même dérivé du français « libertaire », initialement utilisé au XIXe siècle par les anarchistes pour éviter la censure du mot « anarchiste ». Paradoxalement, le terme a été récupéré au XXe siècle par des penseurs de droite américains pour désigner une doctrine opposée au socialisme libertaire original.
Le libertarisme se fonde sur le principe de non-agression : nul n’a le droit d’initier la force contre autrui ou sa propriété. Cette doctrine prône la propriété privée absolue, le libre marché intégral et un État minimal (minarchisme) voire inexistant (anarcho-capitalisme). Le libertarisme se distingue du libéralisme classique par sa radicalité dans l’application des principes de liberté individuelle et de propriété privée.
Le libertarisme en philosophie
Les racines philosophiques
Bien que le terme soit récent, les idées libertariennes trouvent leurs racines chez plusieurs penseurs classiques. John Locke, dans ses Traités du gouvernement civil, développe une théorie de la propriété privée fondée sur le travail qui influence profondément la pensée libertarienne. Pour Locke, l’individu acquiert la propriété en « mêlant son travail » aux ressources naturelles, créant ainsi un droit inaliénable.
Herbert Spencer, philosophe britannique du XIXe siècle, radicalise les idées libérales en développant une conception évolutionniste de la société. Dans L’Individu contre l’État (1884), il défend un « laisser-faire » intégral et critique toute intervention étatique au-delà des fonctions régaliennes strictes. Spencer influence directement les libertariens américains par sa défense systématique des droits individuels contre l’expansion de l’État.
L’École autrichienne d’économie
Ludwig von Mises pose les fondements économiques du libertarisme moderne avec sa théorie de l’action humaine (praxéologie). Dans L’Action humaine (1949), il démontre l’impossibilité du calcul économique en régime socialiste, faute de prix de marché pour orienter l’allocation des ressources. Cette critique théorique du socialisme devient un pilier de l’argumentation libertarienne.
La méthodologie misésienne, fondée sur la déduction logique à partir d’axiomes sur l’action humaine, s’oppose au positivisme dominant en économie. Pour Mises, les lois économiques sont a priori et universelles, ce qui permet de démontrer la supériorité du marché libre sur toute forme de planification économique.
Friedrich Hayek développe la théorie de l’ordre spontané qui devient centrale dans la pensée libertarienne. Dans Droit, législation et liberté (1973-1979), il montre que les institutions les plus efficaces émergent spontanément de l’interaction libre des individus, sans planification consciente. Cette théorie justifie la méfiance libertarienne envers l’ingénierie sociale et la planification étatique.
Murray Rothbard et l’anarcho-capitalisme
Murray Rothbard systématise la philosophie libertarienne dans L’Éthique de la liberté (1982). Il radicalise la pensée autrichienne en rejetant complètement l’État et en prônant un système de propriété privée intégrale, y compris pour les services traditionnellement régaliens (police, justice, défense).
Rothbard développe une théorie des droits naturels fondée sur l’auto-propriété : chaque individu se possède lui-même et peut légitimement acquérir la propriété des ressources externes par l’appropriation originelle (homesteading) ou l’échange volontaire. Cette théorie lockienne radicalisée justifie un capitalisme pur débarrassé de toute intervention étatique.
L’anarcho-capitalisme rothbardien propose de remplacer l’État par des agences privées de protection concurrentes. Ces entreprises offriraient services de police, de justice et de défense sur le marché libre, éliminant ainsi le monopole étatique de la violence légitime. Cette vision pousse la logique libertarienne à son terme en supprimant la dernière exception au principe de non-agression.
Robert Nozick et l’État minimal
Robert Nozick développe une version plus modérée du libertarisme dans Anarchie, État et Utopie (1974). Partant d’un état de nature lockien, il montre comment un État minimal peut émerger légitimement par un processus de « main invisible », sans violer les droits individuels.
La théorie nozickienne de la justice se résume en trois principes : justice dans l’acquisition initiale, justice dans le transfert, et rectification des injustices passées. Toute distribution respectant ces principes est juste, indépendamment de son résultat final. Cette conception « historique » de la justice s’oppose aux théories « modélisées » qui jugent les distributions selon leurs propriétés structurelles.
Nozick critique la théorie rawlsienne de la justice en montrant que toute redistribution forcée viole les droits de propriété légitimement acquis. Sa célèbre analogie de Wilt Chamberlain illustre comment des échanges libres entre individus peuvent légitimement créer des inégalités importantes, rendant illégitime toute redistribution ultérieure.
Le libertarisme de gauche
Certains penseurs tentent de concilier libertarisme et égalitarisme. Hillel Steiner développe un « libertarisme de gauche » qui maintient l’auto-propriété tout en socialisant la propriété des ressources naturelles. Cette approche cherche à préserver la liberté individuelle tout en corrigeant les inégalités liées aux dotations naturelles inégales.
Philippe Van Parijs propose l’allocation universelle comme synthèse entre liberté libertarienne et égalité socialiste. Cette prestation inconditionnelle maximiserait la « liberté réelle » de tous en donnant à chacun les moyens effectifs de choisir sa vie, tout en respectant le principe de propriété de soi.
Les libertariens conséquentialistes
Certains libertariens fondent leur doctrine non sur les droits naturels mais sur les conséquences bénéfiques du système de propriété privée. David Friedman, dans Vers une société sans État (1973), développe un anarcho-capitalisme utilitariste qui juge les institutions selon leur efficacité à produire le bien-être général.
Cette approche conséquentialiste évite les débats métaphysiques sur les droits naturels en se concentrant sur l’analyse économique des institutions. Elle révèle que le marché libre et la propriété privée tendent à maximiser la richesse sociale et à coordonner efficacement les actions individuelles.
Critiques du libertarisme
John Rawls critique le libertarisme en montrant que ses principes aboutissent à légitimer des inégalités moralement arbitraires. La distribution des talents naturels étant elle-même arbitraire du point de vue moral, les inégalités qui en résultent ne sauraient être entièrement méritées par les individus.
Gerald Dworkin développe une critique paternaliste du libertarisme en montrant que la liberté absolue peut parfois nuire à la liberté elle-même. Certaines interventions paternalistes (ceintures de sécurité obligatoires, interdiction des drogues dures) peuvent préserver la capacité future d’autonomie des individus.
Les féministes critiquent l’aveuglement du libertarisme aux rapports de domination privés. La focalisation exclusive sur la coercition étatique masque les formes de pouvoir et d’oppression qui s’exercent dans la sphère privée, notamment les rapports de genre et les inégalités familiales.
Le libertarisme et les enjeux contemporains
Le mouvement libertarien contemporain se divise sur plusieurs questions. Les « paléo-libertariens » comme Hans-Hermann Hoppe défendent des positions culturellement conservatrices, tandis que les « cosmo-libertariens » embrassent le multiculturalisme et l’immigration libre.
La question environnementale pose des défis particuliers au libertarisme. Comment traiter les externalités négatives et les biens communs dans un système de propriété privée intégrale ? Certains libertariens proposent d’étendre la propriété privée à tous les biens environnementaux, tandis que d’autres admettent un rôle minimal de l’État dans ce domaine.
Le développement des technologies numériques renouvelle l’actualité des idées libertariennes. Les cryptomonnaies, les contrats intelligents et les organisations autonomes décentralisées semblent préfigurer un ordre spontané post-étatique conforme aux intuitions libertariennes.
Le libertarisme demeure ainsi une philosophie politique radicale qui pousse la logique de la liberté individuelle à ses conséquences ultimes, interrogeant les fondements mêmes de l’autorité politique et de l’organisation sociale.