Définition et étymologie
Le légalisme désigne une doctrine ou une attitude qui accorde une place prépondérante à la loi et au respect strict de la légalité. Le terme dérive du latin legalis, signifiant « conforme à la loi », et du suffixe -isme indiquant une doctrine ou un système. Cette notion recouvre plusieurs significations selon les contextes : attachement rigide aux règles formelles, réduction du droit à la loi positive, ou doctrine politique privilégiant l’ordre juridique sur d’autres considérations morales ou pragmatiques.
Le légalisme se caractérise par la primauté accordée à la lettre de la loi sur son esprit, à la forme sur le fond, et aux procédures sur les résultats. Cette attitude peut relever d’une conception positiviste du droit ou d’un formalisme moral qui trouve dans la règle établie un critère de légitimité suffisant, indépendamment de ses conséquences pratiques ou de sa valeur éthique intrinsèque.
Le légalisme en philosophie
Le légalisme chinois ancien
L’École des Lois (Fajia) constitue l’une des premières formulations systématiques du légalisme dans la Chine antique (IVe-IIIe siècles av. J.-C.). Face au déclin de l’ordre féodal des Zhou, des penseurs comme Shang Yang et Han Fei développent une philosophie politique fondée sur la loi (fa), la technique (shu) et l’autorité (shi).
Pour Han Fei, la nature humaine étant fondamentalement égoïste, seule la contrainte légale peut maintenir l’ordre social. Les lois doivent être claires, publiques et uniformément appliquées, sans égard pour le rang social. Cette égalité devant la loi, révolutionnaire pour l’époque, s’oppose au système confucéen des rites (li) qui différencie les devoirs selon les statuts.
Le légalisme chinois privilégie l’efficacité administrative sur la vertu morale. L’empereur Qin Shi Huang applique ces principes en unifiant la Chine par un système juridique centralisé, standardisant les poids, mesures, monnaies et même l’écriture. Cette réussite historique démontre la puissance transformatrice du légalisme politique.
La tradition juridique romaine
Le droit romain développe une approche légaliste sophistiquée qui influence durablement l’Occident. L’adage dura lex, sed lex (« la loi est dure, mais c’est la loi ») exprime cette conception qui privilégie la sécurité juridique sur l’équité particulière. Cette tradition formaliste trouve son apogée dans la codification justinienne.
Les juristes romains élaborent une science juridique autonome fondée sur l’interprétation stricte des textes légaux. Cette méthode exégétique, centrée sur l’analyse littérale des sources du droit, contraste avec l’approche grecque plus philosophique et orientée vers la justice substantielle.
Cependant, le droit romain tempère son légalisme par la reconnaissance de l’équité (aequitas) et du droit naturel (ius naturale). Cette tension entre formalisme juridique et justice matérielle traverse toute l’histoire du droit occidental.
Le positivisme juridique moderne
Jeremy Bentham développe une critique utilitariste du droit naturel qui ouvre la voie au positivisme juridique moderne. Dans De l’ontologie du droit, il dénonce les « absurdités sur échasses » du droit naturel et prône une science du droit fondée sur l’analyse des lois positives existantes.
John Austin systématise cette approche dans The Province of Jurisprudence Determined (1832). Pour lui, le droit se définit comme l’ensemble des commandements d’un souverain habituellement obéi, sanctionnés par des menaces. Cette conception impérativiste réduit le droit à la volonté du législateur, évacuant toute référence à des critères moraux supérieurs.
Cette école analytique influence profondément la pensée juridique anglo-saxonne en séparant rigoureusement l’analyse descriptive du droit (« ce qu’est le droit ») de l’évaluation prescriptive (« ce que le droit devrait être »). Cette séparation méthodologique constitue l’essence du légalisme positiviste.
Hans Kelsen et la théorie pure du droit
Hans Kelsen radicalise le positivisme juridique dans sa Théorie pure du droit (1934). Il développe une conception purement formelle du droit, définie comme un système hiérarchisé de normes tirant leur validité de leur conformité aux normes supérieures, jusqu’à la « norme fondamentale » (Grundnorm) supposée par la pensée juridique.
Cette approche néo-kantienne évacue tout contenu matériel du concept de droit. Une norme juridique n’est ni vraie ni fausse, ni juste ni injuste, mais seulement valide ou invalide selon les critères formels de l’ordre juridique considéré. Cette « pureté » méthodologique libère la science juridique de toute contamination par la morale, la politique ou la sociologie.
Le légalisme kelsénien trouve son expression institutionnelle dans les cours constitutionnelles chargées de contrôler la conformité des lois aux constitutions selon des critères purement formels. Cette justice constitutionnelle incarne l’idéal légaliste d’un droit auto-référentiel et techniquement neutre.
Les critiques du légalisme
Carl Schmitt développe une critique décisionniste du légalisme libéral dans Légalité et légitimité (1932). Il montre que le formalisme juridique devient impuissant face aux situations exceptionnelles qui exigent une décision souveraine dépassant les normes établies. Le légalisme parlementaire ne peut résoudre les conflits politiques fondamentaux par la simple application de règles procédurales.
La critique schmittienne révèle les limites du légalisme face à la dimension existentielle du politique. L’ordre juridique présuppose toujours une décision politique préalable qui ne peut elle-même être juridiquement fondée, révélant la circularité du légalisme pur.
L’École du droit libre, avec Hermann Kantorowicz et Eugen Ehrlich, conteste le légalisme en montrant l’importance du « droit vivant » par rapport au « droit des livres ». Cette sociologie juridique révèle l’écart entre les normes formelles et leur application effective, remettant en cause la prétention légaliste à saisir entièrement le phénomène juridique.
Le procès de Nuremberg et ses conséquences
Le procès de Nuremberg (1945-1946) pose un défi majeur au légalisme positiviste. Comment juger des crimes commis en conformité avec les lois de l’Allemagne nazie ? La référence à des « crimes contre l’humanité » transcendant le droit positif remet en cause la séparation stricte entre droit et morale.
Gustav Radbruch, ancien positiviste, développe après-guerre une « formule » qui limite la validité du droit positif : « Lorsque l’injustice atteint un degré insupportable, la loi doit céder le pas à la justice. » Cette révision post-légaliste reconnaît l’existence de limites morales à l’obéissance légale.
Le débat Hart-Fuller dans la Harvard Law Review (1958) renouvelle la controverse entre positivisme et jusnaturalisme. H.L.A. Hart défend un positivisme « inclusif » reconnaissant les limites du légalisme sans abandonner la séparation conceptuelle entre droit et morale, tandis que Lon Fuller développe une « morale interne du droit » qui tempère le formalisme juridique.
Dworkin et l’intégrité du droit
Ronald Dworkin développe une critique influente du légalisme positiviste dans L’Empire du droit (1986). Il montre que les juges ne se contentent pas d’appliquer mécaniquement des règles préexistantes mais interprètent le droit à la lumière de principes moraux et politiques. Cette théorie interprétative dépasse l’alternative entre légalisme et décisionnisme.
La méthode du « juge Hercule » illustre cette approche : face à un cas difficile, le juge idéal recherche l’interprétation qui rend l’ensemble du droit le plus cohérent et le plus attractif moralement. Cette « intégrité » du droit réconcilie formalisme juridique et considérations substantielles.
Le néo-formalisme contemporain
Antonin Scalia développe un néo-formalisme jurisprudentiel aux États-Unis, prônant l’interprétation « textualiste » et « originaliste » des textes juridiques. Cette approche cherche à limiter le pouvoir judiciaire en s’en tenant au sens littéral des textes au moment de leur adoption, renouvelant ainsi l’idéal légaliste de neutralité technique.
Cette renaissance du formalisme répond aux critiques de « gouvernement des juges » en restaurant la primauté de la loi sur l’interprétation judiciaire. Cependant, cette approche soulève de nouvelles difficultés liées à l’indétermination du sens « originel » et à l’évolution historique des contextes d’application.
Légalisme et État de droit
Le légalisme entretient des rapports complexes avec l’idéal d’État de droit (rule of law). D’un côté, l’attachement aux formes légales protège contre l’arbitraire gouvernemental. De l’autre, le formalisme excessif peut servir de façade à l’injustice, comme dans les régimes autoritaires qui utilisent la légalité pour légitimer l’oppression.
Cette ambivalence révèle la nécessité de distinguer État de droit formel (respect des procédures) et État de droit substantiel (protection des droits fondamentaux). Le légalisme pur ne peut garantir la seconde dimension sans références à des valeurs extra-juridiques.
Les enjeux contemporains
La mondialisation du droit pose de nouveaux défis au légalisme en multipliant les sources normatives (droit international, droit européen, soft law). Cette pluralité juridique rend obsolète la conception hiérarchique classique et exige de nouvelles approches de la cohérence normative.
L’intelligence artificielle renouvelle l’actualité du légalisme en permettant l’automatisation de l’application du droit. Les algorithmes juridiques incarnent l’idéal légaliste d’une justice purement technique, mais soulèvent de nouvelles questions sur l’interprétation et l’adaptation du droit aux cas particuliers.
Le légalisme demeure ainsi une tendance permanente de la pensée juridique et politique, oscillant entre l’idéal de sécurité juridique et les exigences de justice substantielle, constamment redéfini par les transformations du droit contemporain.