Définition et étymologie
Le terme « kantien » désigne ce qui se rapporte à la philosophie d’Emmanuel Kant (1724-1804), philosophe allemand considéré comme l’une des figures les plus influentes de l’histoire de la pensée occidentale. Par extension, est qualifié de « kantien » tout philosophe, courant de pensée, concept ou attitude intellectuelle qui s’inscrit dans la continuité, l’interprétation ou la défense de la philosophie kantienne. On parle également de « kantisme » pour désigner le système philosophique élaboré par Kant et ses développements ultérieurs.
Le terme dérive directement du nom du philosophe, Emmanuel Kant, auquel on a ajouté le suffixe « -ien » pour former un adjectif. Il est apparu dans le vocabulaire philosophique dès la fin du XVIIIe siècle, alors que les idées de Kant commençaient à exercer une influence considérable sur la pensée européenne.
Être kantien peut signifier plusieurs choses : adhérer aux thèses fondamentales de la philosophie critique de Kant, adopter sa méthode d’analyse transcendantale, partager ses positions en philosophie morale, ou simplement reconnaître l’importance de son héritage tout en le prolongeant ou le modifiant.
Les piliers de la philosophie kantienne
La révolution copernicienne en philosophie
L’œuvre maîtresse de Kant, la « Critique de la raison pure » (1781), opère ce qu’il nomme lui-même une « révolution copernicienne » en philosophie. Traditionnellement, on supposait que notre connaissance devait se régler sur les objets. Kant inverse cette perspective : ce sont les objets qui doivent se régler sur notre faculté de connaître. Autrement dit, nous ne connaissons pas les choses telles qu’elles sont en soi (noumènes), mais telles qu’elles nous apparaissent (phénomènes), structurées par les formes a priori de notre sensibilité (l’espace et le temps) et de notre entendement (les catégories comme la causalité, la substance, etc.).
Cette position transcendantale constitue le cœur de l’idéalisme kantien : notre expérience est toujours déjà structurée par les conditions de possibilité de toute connaissance. Un philosophe kantien sur le plan épistémologique reconnaît donc l’activité constituante du sujet connaissant et la distinction fondamentale entre phénomène et chose en soi.
L’impératif catégorique et la morale kantienne
Dans le domaine éthique, être kantien signifie généralement adhérer à une morale déontologique fondée sur la raison et le devoir plutôt que sur les conséquences des actions (conséquentialisme) ou sur les vertus (éthique des vertus). La « Critique de la raison pratique » (1788) et les « Fondements de la métaphysique des mœurs » (1785) établissent la célèbre formule de l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »
Pour Kant, la moralité ne dépend ni des inclinations naturelles, ni du bonheur recherché, ni des commandements divins, mais uniquement de la conformité de l’action à la loi morale rationnelle. Une action n’a de valeur morale que si elle est accomplie par devoir, par respect pour la loi morale elle-même. Cette position rigoriste caractérise l’éthique kantienne : la dignité humaine repose sur notre capacité d’autonomie rationnelle, notre faculté de nous donner à nous-mêmes la loi morale.
Une autre formulation importante de l’impératif catégorique énonce : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » Cette formule fonde le respect absolu de la personne humaine, thème central de la pensée kantienne en éthique.
L’esthétique transcendantale et le jugement
Dans la « Critique de la faculté de juger » (1790), Kant développe une théorie de l’esthétique qui a profondément marqué la philosophie de l’art. Le jugement esthétique, selon Kant, repose sur un « plaisir désintéressé » : nous trouvons beau ce qui nous plaît indépendamment de tout intérêt pratique ou conceptuel. Le beau provoque un « libre jeu » de l’imagination et de l’entendement. Bien que les jugements de goût soient subjectifs (ils expriment un sentiment), ils prétendent néanmoins à l’universalité : en déclarant quelque chose beau, nous estimons que tout être doué de raison devrait éprouver le même plaisir.
Les courants néo-kantiens
Le kantisme ne s’est pas figé après la mort de Kant. Au contraire, il a donné naissance à de multiples interprétations et développements.
L’École de Marbourg
Au XIXe siècle, l’école néo-kantienne de Marbourg, avec Hermann Cohen, Paul Natorp et Ernst Cassirer, s’est concentrée sur l’épistémologie kantienne en l’appliquant aux sciences modernes. Ces penseurs ont radicalisé l’idéalisme transcendantal : la chose en soi devient une simple « idée limite » et toute réalité se réduit aux constructions de la pensée scientifique. Cassirer étendra cette approche à une philosophie des formes symboliques englobant le langage, le mythe et l’art.
L’École de Bade
L’école de Bade (Wilhelm Windelband, Heinrich Rickert) s’est davantage intéressée aux valeurs et à la philosophie de la culture. Elle a développé la distinction entre sciences de la nature (nomothétiques, cherchant des lois générales) et sciences de l’esprit (idiographiques, s’attachant au singulier et à l’historique), prolongeant ainsi la réflexion kantienne sur les conditions de possibilité de différents types de connaissance.
Le kantisme contemporain
Au XXe et XXIe siècle, le kantisme reste vivant dans de nombreux domaines. En philosophie politique, John Rawls se réclame explicitement de Kant dans sa « Théorie de la justice » (1971), fondant les principes de justice sur un « voile d’ignorance » qui rappelle l’universalité de l’impératif catégorique. Jürgen Habermas développe une éthique de la discussion qui transpose l’impératif catégorique dans le cadre d’une pragmatique communicationnelle. Christine Korsgaard défend une lecture constructiviste de l’éthique kantienne.
En épistémologie, des philosophes comme Hilary Putnam ont proposé un « réalisme interne » inspiré de l’idéalisme transcendantal kantien, tandis que Wilfrid Sellars a réinterprété la distinction kantienne entre intuitions et concepts.
Critiques et limites
La philosophie kantienne a suscité d’importantes critiques. Hegel reproche à Kant de figer les catégories de l’entendement au lieu de les concevoir dialectiquement. Nietzsche dénonce le rigorisme moral kantien comme une forme de nihilisme déguisé. Les phénoménologues comme Husserl et Heidegger critiquent l’approche transcendantale au nom d’un retour aux « choses mêmes ». Les pragmatistes américains rejettent le dualisme kantien entre phénomène et noumène.
Malgré ces critiques, la philosophie kantienne demeure une référence incontournable, et être kantien aujourd’hui signifie reconnaître la fécondité de ses questionnements sur les conditions de possibilité de la connaissance, la fondation rationnelle de la morale, et l’articulation entre liberté et nature.