Définition et étymologie
L’intersubjectivité désigne la relation qui s’établit entre des sujets conscients, ainsi que la dimension de l’expérience humaine qui se constitue dans et par cette relation à autrui. Le terme, forgé au XXe siècle, combine le préfixe latin inter- (entre) et le substantif « subjectivité », indiquant littéralement ce qui se situe « entre les sujets ». Cette notion relativement récente répond aux développements de la phénoménologie et des sciences humaines qui ont mis en évidence l’importance constitutive d’autrui dans la formation de la conscience et du monde social.
L’intersubjectivité ne désigne pas simplement la coexistence de plusieurs subjectivités, mais leur interaction dynamique et leur constitution mutuelle. Elle implique la capacité de reconnaître autrui comme un autre sujet doté d’une conscience analogue à la sienne, tout en maintenant la distinction entre soi et l’autre. Cette reconnaissance réciproque constitue la base de toute communication, de toute vie sociale et de toute construction de sens partagé.
En philosophie, l’intersubjectivité soulève des questions fondamentales : comment puis-je accéder à la conscience d’autrui ? Comment se constitue un monde commun à partir d’expériences subjectives privées ? Quelle est la part de l’intersubjectivité dans la constitution de ma propre subjectivité ? Ces interrogations touchent aux fondements de la philosophie de l’esprit, de l’éthique et de la philosophie sociale.
L’intersubjectivité dans la tradition philosophique
Les prémices : Hegel et la dialectique de la reconnaissance
Georg Wilhelm Friedrich Hegel développe dans la Phénoménologie de l’Esprit (1807) la première analyse systématique de la relation intersubjective avec sa célèbre dialectique du maître et de l’esclave. Cette analyse montre que la conscience de soi ne se constitue pas dans l’isolement mais nécessairement dans la relation à une autre conscience de soi.
La reconnaissance (Anerkennung) constitue chez Hegel le processus fondamental par lequel les consciences se constituent mutuellement. « La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre ; c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant que reconnue. » Cette reconnaissance passe par la lutte, le risque de la vie, et l’établissement de rapports de domination qui ne trouvent leur dépassement que dans l’État rationnel.
Cette analyse hégélienne influence profondément les développements ultérieurs en montrant que l’intersubjectivité n’est pas un phénomène secondaire qui s’ajouterait à des subjectivités préalablement constituées, mais la condition même de leur formation. L’individualité authentique ne s’atteint que par la médiation de la reconnaissance mutuelle.
Husserl et le problème d’autrui
Edmund Husserl aborde systématiquement la question de l’intersubjectivité dans la Cinquième Méditation cartésienne (1931). Le problème se pose pour lui en termes de fondation phénoménologique : comment puis-je constituer le sens « autrui » à partir de ma propre expérience subjective ? Comment éviter le solipsisme tout en maintenant la méthode phénoménologique qui part de l’ego transcendantal ?
Husserl développe une théorie de l’appariement (Paarung) et de la présentation analogisante (analogisierende Appräsentation). Quand je perçois un autre corps humain, je lui attribue par analogie avec mon propre corps vécu une subjectivité semblable à la mienne. Cette attribution n’est pas une inférence rationnelle mais une synthèse passive et originaire de la conscience.
Cette constitution d’autrui permet ensuite la constitution d’un monde objectif intersubjectif. L’objectivité ne se fonde plus sur la subjectivité transcendantale solitaire mais sur la communauté intersubjective des ego constituants. Le monde « objectif » est celui qui vaut pour tous les sujets possibles, constitué dans l’horizon de l’intersubjectivité universelle.
Heidegger et l’être-avec
Martin Heidegger développe dans Être et Temps (1927) une ontologie existentiale qui fait du Mitsein (être-avec) une structure fondamentale du Dasein. Contrairement à Husserl, Heidegger ne part pas d’un sujet isolé qui devrait ensuite constituer autrui, mais d’un être-au-monde essentiellement partagé.
Le Dasein est originairement Mitsein, être-avec-d’autres. Cette coexistentialité ne désigne pas un fait empirique mais une structure ontologique : même dans la solitude, le Dasein est structuré par sa référence aux autres. Le monde est toujours déjà un monde commun (Mitwelt), peuplé d’ustensiles qui renvoient à des usages partagés et à des autres utilisateurs.
Heidegger distingue cependant l’être-avec authentique de l’existence inauthentique dans le « On » (das Man). L’intersubjectivité peut être aliénante quand elle nivelle les possibilités existentielles dans la conformité sociale, ou libératrice quand elle ouvre à la coexistence authentique dans l’angoisse et la résolution.
Sartre et le regard d’autrui
Jean-Paul Sartre radicalise l’analyse de l’intersubjectivité dans L’Être et le Néant (1943) avec sa phénoménologie du regard. La rencontre d’autrui se révèle d’abord dans l’expérience d’être regardé, qui transforme immédiatement ma relation à moi-même et au monde.
Sous le regard d’autrui, je deviens objet pour une liberté étrangère qui échappe à ma maîtrise. Cette « objectivation » est vécue originairement sur le mode de la honte : je découvre des aspects de moi-même que seul le regard d’autrui peut révéler. L’intersubjectivité sartrienne est donc fondamentalement conflictuelle : « l’enfer, c’est les autres. »
Cette analyse révèle la dimension constitutive du regard d’autrui dans la formation de la conscience de soi. Le « pour-autrui » n’est pas une dimension accidentelle de l’existence mais une structure fondamentale de l’être-pour-soi. Même la solitude est habitée par la présence virtuelle des autres.
Levinas et le visage d’autrui
Emmanuel Levinas développe une philosophie de l’intersubjectivité qui conteste la primauté traditionnelle de l’ontologie. Dans Totalité et Infini (1961), il montre que la rencontre éthique avec le visage d’autrui précède et fonde toute compréhension de l’être.
Le visage d’autrui se révèle comme trace de l’infini, résistance absolue à ma spontanéité et à mes pouvoirs. Cette épiphanie du visage institue la responsabilité éthique comme structure première de la subjectivité : « je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. »
Cette éthique première bouleverse la conception traditionnelle de l’intersubjectivité comme réciprocité symétrique. L’asymétrie de la responsabilité – je suis plus responsable d’autrui qu’il ne l’est de moi – fonde une intersubjectivité non-violente qui échappe aux dialectiques de la reconnaissance et de la lutte.
Merleau-Ponty et la chair du monde
Maurice Merleau-Ponty développe dans ses dernières œuvres, notamment Le Visible et l’Invisible, une ontologie de la « chair » (chair) qui repense radicalement l’intersubjectivité. La chair désigne l’étoffe commune du sentant et du senti, l’élément qui rend possible à la fois la sensation et l’expression.
Cette intercorporéité primordiale précède la distinction entre subjectivité et objectivité. Les corps vivants communiquent par une sorte de synchronisation motrice et affective qui ne passe pas par la médiation conceptuelle. L’enfant imite spontanément les expressions faciales de l’adulte, révélant une intercorporéité plus originaire que la reconnaissance cognitive.
Cette approche permet de dépasser les apories classiques de l’intersubjectivité (solipsisme, analogie) en montrant l’enracinement charnel de toute communication. Le sens se constitue dans l’entre-deux des corps expressifs avant de s’expliciter dans le langage conceptuel.
Habermas et l’agir communicationnel
Jürgen Habermas développe une théorie de l’intersubjectivité fondée sur l’analyse du langage et de la communication. Dans sa Théorie de l’agir communicationnel (1981), il montre que l’intercompréhension linguistique constitue le modèle de toute relation intersubjective réussie.
L’agir communicationnel vise l’intercompréhension par la reconnaissance mutuelle de prétentions à la validité (vérité, justesse normative, sincérité). Cette reconnaissance n’est possible que dans une « situation idéale de parole » exempte de contraintes et de distorsions systémiques.
Habermas oppose cette rationalité communicationnelle à la rationalité instrumentale qui réifie autrui en moyen pour ses fins. L’intersubjectivité authentique suppose la reconnaissance d’autrui comme partenaire de communication capable de bonnes raisons, non comme objet manipulable.
Ricoeur et la reconnaissance mutuelle
Paul Ricœur propose dans Parcours de la reconnaissance (2004) une herméneutique de l’intersubjectivité qui articule les dimensions cognitive, pratique et éthique de la reconnaissance. Il distingue la reconnaissance-identification, la reconnaissance de soi, et la reconnaissance mutuelle.
Cette dernière forme constitue l’accomplissement de l’intersubjectivité dans l’échange des dons et la gratitude réciproque. Ricœur s’inspire de Marcel Mauss pour montrer que la reconnaissance mutuelle s’institue dans des pratiques sociales concrètes d’échange et de réciprocité.
Cette approche permet de dépasser les apories de la reconnaissance hégélienne (lutte à mort) en montrant la possibilité d’une reconnaissance pacifique fondée sur la mutualité et la gratitude.
Développements contemporains
La psychologie du développement apporte des éléments empiriques cruciaux à la compréhension de l’intersubjectivité. Les travaux de Daniel Stern sur l’intersubjectivité primaire chez le nourrisson, ou ceux de Colwyn Trevarthen sur la « musicalité communicative », révèlent les bases préreflexives de la relation à autrui.
Les neurosciences cognitives explorent les bases neurologiques de l’intersubjectivité avec la découverte des neurones miroirs et l’analyse des mécanismes de l’empathie et de la « théorie de l’esprit ». Ces recherches questionnent les frontières entre approches phénoménologiques et naturalistes.
La philosophie sociale contemporaine explore les dimensions politiques de l’intersubjectivité à travers les théories de la reconnaissance (Axel Honneth), les analyses du multiculturalisme (Charles Taylor), ou les réflexions sur la vulnérabilité et la dépendance (Martha Nussbaum, Alasdair MacIntyre).
L’intersubjectivité demeure ainsi un concept central pour penser les défis contemporains du « vivre ensemble » dans des sociétés pluralistes et mondialisées.