Définition et étymologie
L’intellect désigne la faculté de connaître et de comprendre par l’esprit, spécifiquement la capacité d’appréhender les essences, les principes universels et les vérités abstraites. Le terme provient du latin intellectus, participe passé du verbe intellegere (comprendre, saisir), lui-même composé du préfixe inter- (entre, parmi) et du verbe legere (choisir, lire). Cette étymologie suggère l’activité de discernement et de sélection qui caractérise l’opération intellectuelle.
L’intellect se distingue traditionnellement de la sensation, qui nous met en rapport avec les particuliers sensibles, et de l’imagination, qui combine les données sensorielles. Il constitue la faculté proprement rationnelle de l’esprit humain, capable de saisir l’universel dans le particulier, de former des concepts abstraits et de procéder par raisonnement déductif.
En philosophie, la nature et le statut de l’intellect font l’objet de débats fondamentaux. S’agit-il d’une faculté spécifiquement humaine ou d’une participation à un intellect universel ? Comment s’articule-t-il avec les autres facultés cognitives ? Quelle est sa relation au corps et au monde sensible ? Ces questions traversent toute l’histoire de la philosophie et demeurent d’actualité dans les sciences cognitives contemporaines.
L’intellect dans la tradition philosophique
L’héritage aristotélicien
Aristote développe dans le De Anima la théorie de l’intellect la plus influente de la tradition occidentale. Il distingue l’intellect passif (nous pathètikos), qui reçoit les formes intelligibles abstraites des objets sensibles, de l’intellect actif (nous poiètikos), qui actualise cette potentialité de connaître en éclairant les formes contenues dans les images de l’imagination.
L’intellect actif constitue selon Aristote « ce par quoi l’âme pense et conçoit ». Il est « séparé, impassible et sans mélange », éternel et universel, alors que l’intellect passif est particulier à chaque individu et périssable. Cette dualité soulève immédiatement la question de l’unité de l’intellect : comment ces deux aspects s’articulent-ils dans l’acte concret de la connaissance ?
Le processus intellectuel aristotélicien suppose une abstraction progressive : les sens saisissent les qualités particulières, l’imagination les combine en phantasmes, et l’intellect en extrait les formes universelles. Cette « abstraction » (aphairesis) ne supprime pas le sensible mais en révèle la structure intelligible. L’intellect ne connaît donc pas directement mais toujours à partir du donné sensible, d’où la formule célèbre : « rien n’est dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans les sens ».
Les développements médiévaux
La philosophie médiévale hérite de cette problématique aristotélicienne qu’elle enrichit et complexifie. Les traducteurs arabes, particulièrement Averroès, développent une interprétation de l’intellect agent comme substance séparée, unique pour tous les hommes. Cette doctrine de « l’unité de l’intellect » suscite de vives controverses car elle semble nier l’individualité des âmes humaines et leur immortalité personnelle.
Thomas d’Aquin s’oppose fermement à cette interprétation dans son traité De Unitate Intellectus. Pour l’Aquinate, l’intellect agent appartient à chaque âme individuelle comme sa faculté supérieure. Cette position préserve à la fois l’unité substantielle de la personne humaine et la possibilité de l’immortalité individuelle.
Thomas développe également une théorie sophistiquée de l’abstraction intellectuelle qui distingue plusieurs degrés : l’abstraction physique (qui fait abstraction de la matière sensible), l’abstraction mathématique (qui fait abstraction de la matière sensible mais non intelligible), et l’abstraction métaphysique (qui considère l’être en tant qu’être). Cette hiérarchisation établit une correspondance entre les degrés d’abstraction et les sciences spéculatives.
Duns Scot remet en question certains aspects de cette théorie en développant une conception plus volontariste de l’intellect. Pour lui, l’intellect ne se contente pas de recevoir passivement les formes mais exerce une activité créatrice dans la formation des concepts. Cette approche influence l’évolution ultérieure vers les théories modernes de la subjectivité.
La révolution moderne
René Descartes opère une révolution dans la conception de l’intellect en l’identifiant à la pensée consciente elle-même. L’intellect cartésien n’est plus une faculté de l’âme parmi d’autres, mais l’essence même de l’esprit : « je suis une chose qui pense » (res cogitans). Cette identification de l’intellect et de la conscience transforme radicalement la problématique de la connaissance.
L’intellect cartésien procède par intuition et déduction. L’intuition intellectuelle saisit immédiatement les « natures simples » (comme l’existence du cogito), tandis que la déduction enchaîne rigoureusement ces évidences primitives. Cette méthode géométrique vise à reconstruire l’ensemble du savoir sur des bases rationnelles indubitable.
Baruch Spinoza radicalise cette approche en développant une théorie de l’intellect comme expression locale de l’attribut divin de la pensée. L’intellect humain constitue une « idée de l’idée » qui accompagne nécessairement toute modification corporelle. Cette conception moniste évite le dualisme cartésien en inscrivant l’intellect dans l’ordre unique de la Nature.
Gottfried Wilhelm Leibniz propose une métaphysique intellectualiste où chaque monade est fondamentalement une substance percevante et appétitive. L’intellect humain se distingue par sa capacité à former des « vérités de raison » nécessaires, par opposition aux « vérités de fait » contingentes. Cette distinction fonde la spécificité de la connaissance rationnelle face à l’expérience empirique.
La critique kantienne
Emmanuel Kant révolutionne la conception de l’intellect dans la Critique de la raison pure en distinguant sensibilité, entendement et raison. L’entendement (Verstand) constitue la faculté des concepts et des jugements, tandis que la raison (Vernunft) vise l’inconditionné et produit les idées régulatrices.
L’entendement kantien ne connaît pas des objets en soi mais structure l’expérience selon ses catégories a priori (substance, causalité, etc.). Cette « révolution copernicienne » fait de l’intellect non plus un miroir passif du réel mais un principe actif de constitution de l’objectivité phénoménale.
Kant limite ainsi la portée de l’intellect au domaine de l’expérience possible. Les tentatives de la métaphysique traditionnelle pour connaître Dieu, l’âme ou le monde comme totalité dépassent les limites légitimes de l’entendement et conduisent aux antinomies de la raison pure.
L’idéalisme allemand
Johann Gottlieb Fichte, Friedrich Wilhelm Joseph Schelling et Georg Wilhelm Friedrich Hegel développent chacun une conception de l’intellect qui dépasse les limites kantiennes. Pour Fichte, le Moi absolu pose par son activité intellectuelle originaire tout le système de l’expérience, y compris le non-Moi objectif.
Schelling élabore une philosophie de la nature qui conçoit l’intellect comme l’aboutissement du développement naturel. La nature « s’intellectualise » progressivement pour culminer dans la conscience humaine qui la réfléchit et la comprend. Cette conception évolutive influence les développements ultérieurs.
Hegel couronne cette tradition avec sa conception de l’Esprit absolu qui se développe dialectiquement à travers l’histoire. L’intellect individuel constitue un moment fini de ce processus infini d’auto-connaissance de l’Absolu. La Phénoménologie de l’Esprit retrace les étapes de cette élévation de la conscience immédiate au Savoir absolu.
Les critiques contemporaines
Friedrich Nietzsche développe une critique généalogique de l’intellect qui en révèle les origines vitales. L’intellect n’est pas un organe de connaissance désintéressé mais un instrument au service de la volonté de puissance. Cette perspective relativiste influence profondément la philosophie contemporaine.
Martin Heidegger radicalise cette critique en montrant que la tradition métaphysique occidentale repose sur un « oubli de l’être » au profit de l’étant. L’intellect calculateur de la technique moderne représente l’aboutissement de cette dérive qui réduit l’être à la pure disponibilité (Bestand).
La phénoménologie de Edmund Husserl tente de refonder l’analyse de l’intellect en décrivant rigoureusement les structures de la conscience intentionnelle. L’ego transcendantal husserlien constitue le pôle d’identité des vécus intellectuels, mais sa nature reste problématique.
Maurice Merleau-Ponty développe une phénoménologie de la perception qui critique l’intellectualisme classique. L’intellect ne peut être séparé de l’incarnation corporelle et de l’engagement pratique dans le monde. Cette « chair » (chiasma) du sensible et de l’intelligible renouvelle la problématique traditionnelle.
Enjeux contemporains
Les sciences cognitives contemporaines renouvellent l’étude de l’intellect en l’abordant selon des méthodes expérimentales. La psychologie cognitive distingue différents types d’intelligence (analytique, créative, pratique), remettant en question l’unité traditionnelle de l’intellect.
Les neurosciences révèlent la complexité des bases neurologiques de l’activité intellectuelle. La découverte de la plasticité cérébrale et des réseaux neuronaux distribués complexifie les conceptions traditionnelles d’un intellect unifié et séparé.
L’intelligence artificielle pose de nouveaux défis conceptuels : peut-on reproduire mécaniquement les opérations intellectuelles ? L’intellect est-il réductible à des algorithmes computationnels ? Ces questions prolongent les débats philosophiques classiques dans un contexte technologique inédit.