Définition et étymologie
L’herméneutique désigne l’art et la théorie de l’interprétation des textes, des signes et des phénomènes significatifs en général. Le terme provient du grec « hermèneutikè technè » (ἑρμηνευτικὴ τέχνη), littéralement « art d’interpréter », dérivé du verbe « hermèneuein » (ἑρμηνεύειν) qui signifie « interpréter », « expliquer » ou « traduire ».
Cette étymologie renvoie à Hermès, messager des dieux dans la mythologie grecque, chargé de transmettre et de traduire les messages divins aux mortels. Cette référence mythologique souligne la dimension médiatrice fondamentale de l’herméneutique : elle établit un pont entre des univers de sens différents, rendant compréhensible ce qui était obscur ou étranger.
Initialement circonscrite à l’exégèse des textes sacrés et des œuvres littéraires, l’herméneutique s’est progressivement élargie pour devenir une philosophie générale de la compréhension humaine, interrogeant les conditions de possibilité de toute interprétation et de toute communication.
Les origines antiques et patristiques
L’exégèse biblique
L’herméneutique naît de la nécessité d’interpréter les textes sacrés dont le sens littéral peut paraître obscur, contradictoire ou inadéquat. L’exégèse juive développe des méthodes sophistiquées d’interprétation (peshat, remez, derash, sod) qui distinguent différents niveaux de sens dans l’Écriture.
L’école d’Alexandrie, avec Philon le Juif (vers 20 av.-50 ap. J.-C.), systématise l’interprétation allégorique qui découvre sous la lettre du texte un sens spirituel plus profond. Cette méthode permet de concilier la révélation biblique avec la philosophie grecque.
L’herméneutique patristique
Les Pères de l’Église développent une herméneutique chrétienne complexe qui distingue généralement quatre sens de l’Écriture : littéral (historique), allégorique (dogmatique), moral (éthique) et anagogique (eschatologique). Origène (vers 185-254) théorise cette exégèse spirituelle qui cherche le Christ dans toute l’Écriture.
Saint Augustin (354-430) pose dans le « De Doctrina Christiana » les fondements de l’herméneutique occidentale en analysant les conditions de la compréhension : nécessité de connaître les langues, l’histoire, les tropes rhétoriques, mais aussi importance de la charité comme disposition herméneutique fondamentale.
L’herméneutique médiévale et moderne
L’exégèse scolastique
Le Moyen Âge développe une herméneutique systématique avec l’école de Saint-Victor (Hugues, Richard) et la scolastique (Albert le Grand, Thomas d’Aquin). Ces méthodes visent à harmoniser les autorités (Écriture, Pères, philosophes) par des techniques d’interprétation de plus en plus raffinées.
La Réforme et l’herméneutique protestante
La Réforme protestante révolutionne l’herméneutique avec le principe du « sola scriptura » et de la clarté de l’Écriture. Luther (1483-1546) et Calvin (1509-1564) privilégient le sens littéral contre les interprétations allégoriques médiévales, tout en développant une herméneutique christocentrique.
Cette révolution herméneutique pose le problème de l’autorité interprétative et ouvre la voie aux développements ultérieurs de l’herméneutique philosophique.
L’herméneutique des Lumières
Le XVIIIe siècle voit naître une herméneutique historico-critique qui applique aux textes sacrés les mêmes méthodes que celles utilisées pour les textes profanes. Spinoza, dans le « Traité théologico-politique » (1670), propose une herméneutique rationaliste qui explique l’Écriture par elle-même.
Schleiermacher et la fondation moderne
L’herméneutique générale
Friedrich Schleiermacher (1768-1834) révolutionne l’herméneutique en la transformant d’art particulier (exégèse) en science générale de la compréhension. Il développe une « herméneutique générale » applicable à tous les textes et à toute communication.
Schleiermacher distingue l’interprétation grammaticale (qui situe le texte dans la langue commune) de l’interprétation technique ou psychologique (qui révèle l’individualité de l’auteur). Cette double approche vise une compréhension « plus parfaite » que celle de l’auteur lui-même.
Le cercle herméneutique
Schleiermacher théorise le « cercle herméneutique » : pour comprendre les parties d’un texte, il faut saisir le tout, mais pour comprendre le tout, il faut d’abord comprendre les parties. Cette circularité fondamentale caractérise toute compréhension humaine.
Cette découverte méthodologique révèle la structure anticipatoire de la compréhension qui procède toujours par hypothèses et ajustements successifs.
Dilthey et l’herméneutique des sciences de l’esprit
Sciences de la nature et sciences de l’esprit
Wilhelm Dilthey (1833-1911) fonde l’herméneutique comme méthode propre aux sciences humaines (Geisteswissenschaften) dans « Introduction aux sciences de l’esprit » (1883). Il oppose l’explication (Erklären) causale des sciences naturelles à la compréhension (Verstehen) intentionnelle des sciences de l’esprit.
Cette distinction méthodologique légitime l’autonomie des sciences humaines contre les prétentions réductionnistes du positivisme. L’herméneutique devient la méthode spécifique de l’accès au monde humain-historique.
La psychologie compréhensive
Dilthey développe une « psychologie descriptive et analytique » fondée sur la compréhension herméneutique des expressions de la vie spirituelle (Lebensäusserungen). Cette approche influence la sociologie compréhensive de Max Weber et la psychologie phénoménologique.
Heidegger et l’herméneutique ontologique
« Être et Temps »
Martin Heidegger (1889-1976) radicalise l’herméneutique en en faisant une structure ontologique fondamentale du Dasein (être-là) dans « Être et Temps » (1927). L’homme est essentiellement être herméneutique : il existe en s’interprétant et en interprétant le monde.
Cette « herméneutique de la facticité » révèle que la compréhension n’est pas d’abord une méthode cognitive mais le mode d’être fondamental de l’existence humaine. Nous sommes toujours déjà dans la compréhension avant tout acte interprétatif explicite.
La structure de la compréhension
Heidegger analyse la structure anticipatoire de la compréhension (Vorhabe, Vorsicht, Vorgriff) qui révèle notre être-jeté (Geworfenheit) dans un monde toujours déjà signifiant. Cette analyse ontologique transforme définitivement l’herméneutique de méthode en philosophie première.
Gadamer et l’herméneutique philosophique
« Vérité et Méthode »
Hans-Georg Gadamer (1900-2002) achève la transformation de l’herméneutique en philosophie générale avec « Vérité et Méthode » (1960). Il critique l’objectivisme méthodologique moderne et réhabilite la notion de vérité herméneutique contre les prétentions de la méthode scientifique.
Gadamer montre que toute compréhension implique une « fusion d’horizons » entre l’interprète et le texte. Cette fusion ne supprime pas la distance historique mais la rend féconde en révélant des possibilités de sens inédites.
La tradition et l’autorité
Contrairement à l’Aufklärung qui oppose raison et tradition, Gadamer réhabilite l’autorité et la tradition comme conditions positives de la compréhension. Nous ne comprenons qu’à partir d’un horizon traditionnel qui nous précède et nous constitue.
Cette réhabilitation de la tradition suscite des critiques (Habermas) qui y voient une légitimation conservatrice de l’ordre établi contre la critique émancipatrice.
L’universalité de l’herméneutique
Gadamer affirme l’universalité de l’expérience herméneutique : « L’être qui peut être compris est langage. » Cette thèse ontologique fait du langage et de l’interprétation les structures universelles de l’accès au réel.
Paul Ricœur et l’herméneutique critique
Herméneutique et psychanalyse
Paul Ricœur (1913-2005) développe une herméneutique qui intègre les « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud) dans « De l’interprétation » (1965). Il distingue l’herméneutique de la restauration du sens (herméneutique romantique) de l’herméneutique du soupçon qui démasque les illusions de la conscience.
Cette dialectique entre herméneutique de la foi et herméneutique du soupçon enrichit considérablement la réflexion herméneutique contemporaine.
Le conflit des interprétations
Ricœur théorise le « conflit des interprétations » qui caractérise la condition herméneutique moderne : aucune interprétation ne peut prétendre à l’exclusivité, d’où la nécessité d’un dialogue critique entre les diverses approches herméneutiques.
Herméneutique et narrativité
Dans « Temps et Récit » (1983-1985), Ricœur développe une herméneutique de la narrativité qui révèle le rôle constitutif du récit dans la compréhension de l’existence humaine temporelle. Cette approche influence les sciences sociales et la psychologie narrative.
Développements contemporains
L’herméneutique critique (École de Francfort)
Jürgen Habermas développe une herméneutique critique qui intègre la dimension émancipatrice. Il critique l’herméneutique gadamérienne comme insuffisamment critique et propose une théorie de l’agir communicationnel qui vise l’entente libre de toute domination.
L’herméneutique déconstructive
Jacques Derrida développe une « grammatologie » qui radicalise la critique herméneutique en montrant l’impossibilité de fixer définitivement le sens. Cette approche déconstructive influence l’herméneutique littéraire contemporaine.
Herméneutique et sciences sociales
L’herméneutique influence profondément les sciences sociales contemporaines (anthropologie interprétative de Clifford Geertz, sociologie compréhensive, psychologie narrative) qui redécouvrent l’importance de l’interprétation contre les approches purement quantitatives.
L’herméneutique demeure ainsi une discipline philosophique centrale qui continue d’interroger les conditions et les limites de la compréhension humaine dans un monde marqué par la pluralité des cultures et des langages.