Définition et étymologie
Le terme « fondement » provient du latin « fundamentum », dérivé du verbe « fundare » (fonder, établir), lui-même issu de « fundus » (fond, base). Cette étymologie architecturale révèle la métaphore spatiale qui sous-tend le concept : de même qu’un édifice repose sur ses fondations, toute connaissance, toute institution ou toute valeur doit s’appuyer sur une base solide et stable.
En philosophie, le fondement désigne ce qui sert de base, de principe premier ou de justification ultime à une connaissance, une croyance, une institution ou un système de valeurs. Il constitue ce sur quoi repose la validité, la légitimité ou la vérité de ce qui est fondé. La recherche du fondement vise à identifier les principes ultimes qui permettent d’échapper à la régression infinie des justifications.
La notion de fondement soulève des questions épistémologiques fondamentales : qu’est-ce qui fonde nos connaissances ? Comment éviter le cercle vicieux ou la régression à l’infini dans la justification ? Existe-t-il des principes absolument premiers et indémontrables ?
La recherche antique des premiers principes
Les présocratiques et l’archè
Les premiers philosophes grecs recherchent l’archè (ἀρχή), principe premier à partir duquel tout dérive et qui explique l’unité sous-jacente à la diversité des phénomènes. Thalès propose l’eau, Anaximène l’air, Héraclite le feu, Anaximandre l’apeiron (l’indéterminé).
Cette quête de l’archè inaugure la démarche philosophique de fondation : réduire la multiplicité des phénomènes à un principe unique qui en rend compte rationnellement. Cette recherche du fondement cosmologique préfigure les problématiques épistémologiques ultérieures.
Platon et les Idées
Platon (428-348 av. J.-C.) développe une métaphysique des fondements avec sa théorie des Idées. Les Idées éternelles et immuables constituent les fondements intelligibles du monde sensible. Elles permettent d’expliquer la possibilité de la connaissance vraie et de la science face au devenir perpétuel du sensible.
L’Idée du Bien, au sommet de la hiérarchie des Idées, constitue le fondement suprême : elle rend possible à la fois l’être et la connaissance, comme le soleil rend possibles les objets visibles et la vision. Cette métaphysique fondationnaliste influence durablement la tradition philosophique occidentale.
Aristote et les premiers principes
Aristote (384-322 av. J.-C.) systématise la recherche des fondements avec sa théorie des premiers principes dans la « Métaphysique » et les « Seconds Analytiques ». Il identifie les axiomes comme principes premiers de toute démonstration : le principe de non-contradiction (« il est impossible qu’une même chose appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport ») constitue le principe le plus ferme et indémontrable.
Aristote résout le problème de la régression infinie en distinguant la connaissance démonstrative (qui procède de prémisses à conclusions) de la connaissance intuitive des premiers principes. Cette solution fonde l’idéal de la science démonstrative sur des bases épistémologiques solides.
Le fondationnalisme moderne
Descartes et le fondement indubitable
René Descartes (1596-1650) révolutionne la problématique du fondement en cherchant un point de départ absolument certain pour reconstruire l’édifice du savoir. Dans les « Méditations métaphysiques » (1641), il découvre dans le cogito (« je pense, donc je suis ») le premier fondement indubitable qui résiste au doute méthodique le plus radical.
Ce fondement subjectif de la certitude permet à Descartes d’établir la règle de l’évidence (tout ce qui est conçu clairement et distinctement est vrai) et de fonder progressivement la métaphysique, la physique et la morale. Cette démarche fondationnaliste marque profondément la philosophie moderne.
Empirisme et fondements sensoriels
Les empiristes britanniques (Locke, Berkeley, Hume) proposent une alternative en situant les fondements de la connaissance dans l’expérience sensible. John Locke (1632-1704) fait des idées simples reçues par sensation et réflexion les éléments derniers à partir desquels se construisent toutes nos connaissances.
Cependant, David Hume (1711-1776) révèle les limites de ce fondationnalisme empiriste en montrant que nos croyances les plus fondamentales (causalité, induction, existence du monde extérieur) ne peuvent être justifiées rationnellement par l’expérience. Cette critique sceptique ébranle les prétentions fondationnalistes.
Kant et la révolution critique
Les conditions transcendantales
Emmanuel Kant (1724-1804) propose une solution originale à la crise du fondationnalisme avec sa « révolution copernicienne » dans la « Critique de la raison pure » (1781-1787). Au lieu de chercher les fondements dans les objets ou dans l’expérience empirique, il les situe dans les conditions a priori de possibilité de l’expérience.
Les formes pures de l’intuition (espace et temps) et les catégories de l’entendement constituent les fondements transcendantaux qui rendent possible l’objectivité de la connaissance. Cette démarche transcendantale déplace la question du fondement : il ne s’agit plus de trouver des objets premiers mais les conditions subjectives universelles de l’objectivité.
Fondements pratiques
Dans le domaine moral, Kant fonde l’éthique sur l’autonomie de la raison pratique et l’impératif catégorique. Ce fondement pratique ne dépend d’aucun fondement théorique mais s’impose par sa propre évidence pratique à toute volonté rationnelle.
Critiques du fondationnalisme
Nietzsche et la généalogie
Friedrich Nietzsche (1844-1900) développe une critique radicale de la recherche de fondements absolus. Sa méthode généalogique révèle l’origine historique et la fonction vitale des prétendus fondements métaphysiques. Dans « Par-delà bien et mal », il dénonce les « préjugés de philosophes » qui cherchent des vérités éternelles là où il n’y a que perspectives et volontés de puissance.
Cette critique généalogique ébranle l’idée même de fondement en révélant sa généalogie psychologique et historique. Elle ouvre la voie aux philosophies postmodernes de la déconstruction.
Wittgenstein et les jeux de langage
Ludwig Wittgenstein (1889-1951) révolutionne la philosophie du langage en montrant dans les « Investigations philosophiques » que la signification ne repose pas sur des fondements métaphysiques mais sur l’usage dans des « jeux de langage » particuliers.
Cette approche pragmatique dissout de nombreux problèmes philosophiques traditionnels en révélant qu’ils résultent de la recherche illusoire de fondements ultimes là où il n’y a que des pratiques linguistiques diverses et contextuelles.
Quine et l’holisme
Willard Van Orman Quine (1908-2000) critique le fondationnalisme épistémologique avec sa thèse de l’holisme : nos théories affrontent le « tribunal de l’expérience » comme un tout interconnecté, sans qu’aucun énoncé individuel puisse être testé isolément.
Cette conception holiste remet en question la distinction entre vérités analytiques (fondées en raison) et vérités synthétiques (fondées sur l’expérience), ébranlant ainsi les fondements traditionnels de l’épistémologie.
Alternatives au fondationnalisme
Le cohérentisme
Face aux difficultés du fondationnalisme, le cohérentisme propose que la justification d’une croyance ne repose pas sur des fondements ultimes mais sur sa cohérence avec l’ensemble de nos autres croyances. Cette approche évite la régression infinie en acceptant la circularité vertueuse de la justification mutuelle.
Le contextualisme
Le contextualisme soutient que les standards de justification varient selon les contextes d’évaluation. Cette approche pragmatique évite les absolus fondationnalistes tout en maintenant la possibilité de la connaissance et de la justification relatives aux contextes.
Le fiabilisme
Alvin Goldman développe une épistémologie fiabiliste où la justification dépend de la fiabilité des processus cognitifs qui produisent nos croyances, plutôt que de fondements introspectifs. Cette approche naturalise l’épistémologie en l’ancrant dans la psychologie cognitive.
Fondements en éthique et politique
Le contractualisme
La philosophie politique moderne cherche les fondements de la légitimité politique dans le consentement des gouvernés. Les théories du contrat social (Hobbes, Locke, Rousseau, Rawls) tentent de fonder l’obligation politique sur un accord rationnel hypothétique.
Les droits naturels
Les théories des droits naturels cherchent à fonder les droits humains sur la nature humaine universelle ou sur la dignité intrinsèque de la personne. Cette approche essentialiste entre en tension avec les critiques historicistes et culturalistes.
L’éthique des vertus
Le renouveau contemporain de l’éthique aristotélicienne propose de fonder la morale non sur des principes abstraits mais sur les vertus de caractère et la conception de la vie bonne (eudaimonia).
Enjeux contemporains
La question du fondement reste centrale dans les débats philosophiques contemporains : fondements des mathématiques (logicisme, formalisme, intuitionnisme), fondements de la physique quantique, fondements des droits humains face au relativisme culturel, fondements de l’autorité politique dans les sociétés pluralistes.
Ces débats révèlent la tension persistante entre l’aspiration humaine à des vérités stables et universelles et la conscience critique de la contingence historique et culturelle de nos croyances les plus fondamentales.