Définition et origine du terme
L’existentialisme désigne un courant philosophique du XXe siècle qui place l’existence humaine, sa liberté et sa responsabilité au centre de sa réflexion. Le terme lui-même est relativement tardif : bien que Jean-Paul Sartre l’ait d’abord récusé, il l’adopte finalement dans sa conférence « L’existentialisme est un humanisme » (1946), contribuant à sa popularisation.
L’existentialisme se caractérise par le primat accordé à l’existence sur l’essence : contrairement aux philosophies traditionnelles qui définissent d’abord ce qu’est l’homme (son essence) pour en déduire comment il doit vivre, l’existentialisme affirme que l’homme existe d’abord et se définit ensuite par ses choix et ses actes. Cette inversion fondamentale bouleverse la conception classique de la nature humaine.
Plus largement, l’existentialisme développe une philosophie de la condition humaine marquée par la finitude, l’angoisse, l’absurdité de l’existence, mais aussi par l’appel à l’authenticité et à la responsabilité absolue de chaque individu face à sa propre vie.
Les précurseurs : Kierkegaard et Nietzsche
Søren Kierkegaard (1813-1855)
Kierkegaard est généralement considéré comme le père de l’existentialisme, bien qu’il n’ait jamais utilisé ce terme. Dans ses œuvres comme « Crainte et Tremblement » (1843) ou « Le Concept d’angoisse » (1844), il développe une philosophie de l’existence individuelle en réaction contre le système hégélien.
Pour Kierkegaard, l’existence ne se laisse pas réduire à un concept : elle est subjectivité, passion, choix radical. Il distingue trois stades de l’existence : le stade esthétique (recherche du plaisir immédiat), le stade éthique (soumission au devoir moral), et le stade religieux (foi absolue et paradoxale). Le passage d’un stade à l’autre implique un « saut » qui engage toute la personnalité.
L’angoisse kierkegaardienne révèle la liberté humaine face aux possibles : elle est « le vertige de la liberté » confrontée à ses propres possibilités. Cette analyse phénoménologique de l’angoisse influence profondément l’existentialisme ultérieur.
Friedrich Nietzsche (1844-1900)
Nietzsche contribue à l’existentialisme par sa critique radicale des valeurs établies et sa proclamation de la « mort de Dieu ». Dans « Le Gai Savoir » et « Ainsi parlait Zarathoustra », il diagnostique le nihilisme comme destin de la civilisation occidentale et appelle à une « transmutation de toutes les valeurs ».
La figure du « surhomme » (Übermensch) incarne cette exigence de création de valeurs nouvelles par-delà bien et mal traditionnel. Nietzsche influence l’existentialisme par son insistance sur la responsabilité de l’individu dans la création du sens, en l’absence de fondements transcendants.
Heidegger et l’analytique existentiale
« Être et Temps » (1927)
Martin Heidegger (1889-1976) révolutionne la philosophie avec son analyse du Dasein (« être-là ») dans « Être et Temps ». Bien qu’il récuse l’étiquette d’existentialiste, son influence sur ce courant est déterminante.
Heidegger analyse les structures fondamentales de l’existence humaine : l’être-au-monde (In-der-Welt-sein), l’être-avec (Mitsein), la temporalité, l’angoisse face au néant. Il montre que l’existence humaine est fondamentalement caractérisée par son rapport à l’être et sa finitude.
Les existentiaux
Heidegger décrit les « existentiaux » (Existenzialien), structures a priori de l’existence : l’être-jeté (Geworfenheit) révèle notre situation donnée sans notre choix, le projet (Entwurf) manifeste notre ouverture aux possibles, la déchéance (Verfallenheit) désigne notre tendance à fuir dans l’anonymat du « on » (das Man).
L’angoisse (Angst) révèle l’être-pour-la-mort et ouvre à l’authenticité. Cette analyse existentiale influence profondément Sartre, Beauvoir et Merleau-Ponty.
L’existentialisme français
Jean-Paul Sartre (1905-1980)
Sartre développe la version la plus systématique de l’existentialisme dans « L’Être et le Néant » (1943). Sa formule célèbre « l’existence précède l’essence » résume sa philosophie : l’homme n’a pas de nature prédéterminée, il se crée entièrement par ses choix.
Sartre distingue l’être-en-soi (des choses) et l’être-pour-soi (de la conscience). La conscience humaine est « néant » : elle n’est rien en soi mais pure liberté de se donner un sens. Cette liberté absolue engendre l’angoisse et la responsabilité totale : « nous sommes condamnés à être libres ».
La mauvaise foi
Sartre analyse les mécanismes de la « mauvaise foi » par lesquels l’individu fuit sa liberté et sa responsabilité. Prétendre agir par nature, par situation ou par contrainte extérieure constitue une forme de mauvaise foi qui nie la liberté fondamentale.
L’authenticité consiste à assumer pleinement sa liberté et ses choix, sans se réfugier dans l’illusion de la nécessité. Cette éthique de l’authenticité s’accompagne d’un engagement politique pour la libération de tous les hommes.
Simone de Beauvoir (1908-1986)
Beauvoir développe un existentialisme au féminin dans « Le Deuxième Sexe » (1949) et « L’Éthique de l’ambiguïté » (1947). Elle montre comment les femmes sont constituées en « Autre » par la société patriarcale et appelées à conquérir leur liberté.
Son analyse existentialiste de la condition féminine révèle comment les structures sociales peuvent aliéner la liberté individuelle tout en maintenant la responsabilité de chacun dans sa propre libération.
Maurice Merleau-Ponty (1908-1961)
Merleau-Ponty développe un existentialisme phénoménologique dans « Phénoménologie de la perception » (1945). Il critique l’intellectualisme sartrien et insiste sur l’enracinement corporel de l’existence humaine.
Pour Merleau-Ponty, nous sommes « être-au-monde » par notre corps qui nous ouvre originairement au sens. Cette approche incarnée nuance le volontarisme sartrien et enrichit l’analyse existentielle.
L’existentialisme dans d’autres traditions
Karl Jaspers (1883-1969)
Jaspers développe une « philosophie de l’existence » qui distingue l’existence empirique de l’Existence authentique (Existenz). Les « situations-limites » (maladie, mort, souffrance, culpabilité) révèlent la transcendance et appellent à l’authenticité.
Gabriel Marcel (1889-1973)
Marcel propose un existentialisme chrétien centré sur les notions de mystère, de fidélité et d’espérance. Il oppose le « mystère » (qui engage l’être total) au « problème » (qui se résout techniquement) et développe une philosophie personnaliste de la relation.
L’existentialisme russe
Nicolas Berdiaeff (1874-1948) développe un existentialisme spiritualiste influencé par Dostoïevski. Léon Chestov (1866-1938) radicalise la critique de la raison au profit d’une foi paradoxale inspirée de Kierkegaard.
Thèmes fondamentaux
L’angoisse et l’absurde
L’existentialisme fait de l’angoisse une expérience révélatrice de la condition humaine. L’angoisse diffère de la peur : elle n’a pas d’objet déterminé mais révèle notre liberté face au néant. Albert Camus (1913-1960) développe le thème de l’absurde : confrontation entre le besoin humain de sens et le silence du monde.
Liberté et responsabilité
La liberté existentialiste n’est pas simple libre arbitre mais liberté ontologique constitutive de l’être humain. Cette liberté absolue engendre une responsabilité totale : nous sommes responsables non seulement de nos actes mais de notre être même.
Authenticité et projet
L’authenticité consiste à assumer sa liberté sans se réfugier dans la mauvaise foi. Elle implique un « projet » : anticipation de soi dans l’avenir qui donne sens au présent. Ce projet n’est jamais définitif mais constamment repris et modifié.
Critiques et postérité
Critiques marxistes
Les marxistes reprochent à l’existentialisme son individualisme et sa négligence des déterminations socio-économiques. Sartre tente une synthèse avec le marxisme dans « Critique de la raison dialectique » (1960).
Critiques structuralistes
Le structuralisme (Lévi-Strauss, Althusser) critique l’humanisme existentialiste et son primat du sujet. Cette critique annonce la « mort du sujet » dans la philosophie française post-68.
Influence littéraire et artistique
L’existentialisme influence profondément la littérature (Sartre, Beauvoir, Camus), le théâtre (théâtre de l’absurde), et les arts. Il contribue à renouveler l’expression artistique par sa critique des formes établies.
Postérité contemporaine
L’existentialisme influence la psychanalyse existentielle (Laing, Binswanger), la psychologie humaniste, et continue d’alimenter les réflexions sur l’autonomie individuelle, l’authenticité et la responsabilité dans les sociétés contemporaines. Son questionnement sur le sens de l’existence reste d’une actualité permanente.