Définition et étymologie
L’existence désigne le fait d’être effectivement, d’avoir une réalité actuelle dans le monde. Le terme dérive du latin « existentia », composé du préfixe « ex- » (hors de) et du verbe « sistere » (se tenir, être placé), suggérant littéralement l’idée de « se tenir hors de » ou d' »émerger ». Cette étymologie évoque l’existence comme un surgissement, une manifestation de l’être dans la réalité concrète, par opposition à la simple possibilité ou à l’essence abstraite.
L’existence se distingue traditionnellement de l’essence (ce qu’une chose est) en désignant le fait qu’une chose soit effectivement. Cette distinction, centrale dans la métaphysique occidentale, soulève la question fondamentale du rapport entre l’être possible et l’être réel. Pourquoi certaines possibilités se réalisent-elles tandis que d’autres demeurent virtuelles ? Qu’est-ce qui fait passer une chose de la possibilité à l’existence effective ?
L’existence pose également la question de ses modalités : existe-t-il différents modes d’existence ? L’existence d’une pierre est-elle identique à celle d’un être vivant, d’une idée mathématique ou d’une œuvre d’art ? Cette interrogation sur les degrés ou les types d’existence traverse toute l’histoire de la philosophie et demeure au cœur des débats ontologiques contemporains.
Les fondements antiques
La réflexion sur l’existence naît avec la philosophie présocratique. Parménide établit une distinction radicale entre ce qui est (l’être véritable, nécessaire et éternel) et ce qui semble être (le monde sensible du devenir et de l’apparence). Pour lui, seul l’être parménidien possède une existence véritable, le monde sensible relevant de l’illusion. Cette position extrême inaugure la tension entre existence conceptuelle et existence empirique.
Platon développe cette problématique dans sa théorie des Idées. Les Formes éternelles possèdent une existence supérieure et plus réelle que les objets sensibles. L’existence se hiérarchise selon les degrés d’être : les Idées jouissent de l’existence plénière, les objets mathématiques d’une existence intermédiaire, et les choses sensibles d’une existence diminuée, simple reflet des réalités intelligibles.
Aristote révolutionne cette conception en développant sa théorie de l’acte et de la puissance. L’existence correspond à l’actualisation d’une potentialité : le gland existe en puissance dans l’acte d’être chêne. Cette analyse dynamique de l’existence permet de comprendre le changement comme passage de la puissance à l’acte, réconciliant l’être parménidien avec le devenir héraclitéen.
Les développements médiévaux
La philosophie médiévale christianise la question de l’existence en l’inscrivant dans une perspective théologique. Saint Augustin, dans les « Confessions », développe une méditation sur l’existence temporelle de l’homme face à l’éternité divine. L’existence humaine se caractérise par sa finitude et sa dépendance envers le Créateur, source de tout être.
Saint Anselme propose dans le « Proslogion » son fameux argument ontologique qui prétend déduire l’existence de Dieu de son concept. Dieu est « ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand » ; or ce qui existe dans la réalité est plus grand que ce qui existe seulement dans l’esprit ; donc Dieu doit exister réellement. Cet argument, maintes fois critiqué et reformulé, pose la question cruciale du rapport entre concept et existence.
Saint Thomas d’Aquin opère une révolution conceptuelle en distinguant rigoureusement l’essence de l’existence. Dans tous les êtres créés, l’existence (esse) s’ajoute à l’essence comme un acte à une puissance. Cette composition réelle explique la contingence des créatures : leur essence ne contient pas leur existence, qui leur est conférée par Dieu. Seul Dieu constitue l’Être subsistant (Ipsum esse subsistens) où essence et existence s’identifient parfaitement.
Les « cinq voies » thomistes démontrent l’existence de Dieu à partir de l’analyse des êtres finis. La troisième voie, fondée sur la contingence, montre que l’existence des êtres contingents (qui peuvent être ou ne pas être) exige un être nécessaire qui existe par essence. Cette argumentation fait de l’existence divine le fondement de toute existence créée.
La révolution moderne
René Descartes transforme radicalement l’approche de l’existence avec le cogito ergo sum. L’existence de la conscience pensante devient la première certitude indubitable, point de départ de la reconstruction métaphysique. Descartes renverse ainsi la priorité traditionnelle de l’être sur la pensée : c’est à partir de l’existence du moi pensant que peut s’établir l’existence du monde extérieur et de Dieu.
Cependant, Descartes maintient la validité de l’argument ontologique anselmien, suscitant de vives critiques. Comment l’existence peut-elle se déduire d’un simple concept ? Cette tension entre l’approche existentielle du cogito et l’approche conceptuelle de la preuve ontologique révèle les difficultés de la métaphysique cartésienne.
Baruch Spinoza développe une conception déterministe de l’existence dans l' »Éthique ». Toute existence découle nécessairement de la nature divine selon les lois éternelles de la raison. Il n’y a pas de contingence réelle : ce qui nous apparaît contingent résulte seulement de notre ignorance des causes déterminantes. Cette nécessitarisme supprime la distinction entre existence possible et existence actuelle.
Gottfried Wilhelm Leibniz propose une théorie de l’existence fondée sur le principe de raison suffisante. Parmi tous les mondes possibles, Dieu actualise le meilleur selon son calcul infiniment sage. L’existence se justifie ainsi par l’optimisation rationnelle : exister, c’est appartenir au meilleur des mondes possibles.
La critique kantienne
Emmanuel Kant révolutionne l’ontologie en montrant que l’existence n’est pas un prédicat réel dans la « Critique de la raison pure ». Dire qu’une chose existe n’ajoute rien à son concept mais pose simplement l’objet correspondant. Cette analyse ruine définitivement l’argument ontologique : on ne peut déduire l’existence d’un concept, fût-ce celui de l’être parfait.
Kant distingue également l’existence phénoménale, accessible à l’expérience possible, de l’existence nouménale des choses en soi, inconnaissable mais pensable. Cette limitation critique interdit toute connaissance métaphysique de l’existence absolue et cantonne la philosophie au domaine des phénomènes.
Les révolutions contemporaines
Søren Kierkegaard développe une philosophie existentielle qui privilégie l’existence concrète de l’individu sur l’essence universelle. Dans « Post-scriptum aux miettes philosophiques », il affirme que « l’existence est ce qui sépare » : l’individu existant ne peut se réduire au concept. Cette approche subjective de l’existence influence profondément l’existentialisme ultérieur.
Friedrich Nietzsche proclame dans « Ainsi parlait Zarathoustra » que l’existence précède toute essence ou valeur transcendante. Avec la « mort de Dieu », l’homme doit créer ses propres valeurs et donner sens à son existence par sa volonté de puissance. Cette perspectivisme existentiel fait de l’existence un projet de création de soi.
Martin Heidegger renouvelle radicalement la question dans « Être et Temps » en distinguant l’existence (Existenz) proprement humaine de la simple présence (Vorhandenheit) des choses. Le Dasein (être-là) humain se caractérise par son existence comme possibilité d’être, projet jeté dans le monde et temporellement structuré. L’existence authentique assume sa finitude et sa liberté face à la mort.
Jean-Paul Sartre radicalise cette approche dans « L’Être et le Néant » avec sa formule célèbre : « l’existence précède l’essence ». L’homme, comme être-pour-soi, est d’abord jeté dans l’existence avant de pouvoir se définir. Cette priorité existentielle fait de l’homme l’être « condamné à être libre », responsable de créer son essence par ses choix.
L’existentialisme de Sartre, Gabriel Marcel et Maurice Merleau-Ponty explore les modalités concrètes de l’existence humaine : l’angoisse, l’engagement, la responsabilité, l’incarnation. Cette philosophie existentielle recentre la réflexion sur l’expérience vécue plutôt que sur les constructions conceptuelles abstraites.
La philosophie contemporaine continue d’interroger l’existence sous de nouveaux angles : les sciences cognitives questionnent l’existence de la conscience, la philosophie de l’esprit examine les conditions d’existence des phénomènes mentaux, tandis que l’ontologie formelle développe des théories rigoureuses de l’existence utilisant la logique moderne. L’existence demeure ainsi l’une des questions les plus fondamentales et les plus vivantes de la réflexion philosophique.