Définition et étymologie
L’empirisme désigne une doctrine philosophique selon laquelle toute connaissance humaine dérive de l’expérience sensible. Le terme provient du grec « empeiria » (ἐμπειρία), qui signifie « expérience » ou « expérience acquise par la pratique ». Cette étymologie souligne l’importance accordée à l’expérience directe du monde comme source unique ou principale de nos connaissances.
L’empirisme s’oppose traditionnellement au rationalisme, qui privilégie la raison et les idées innées comme fondements de la connaissance. Pour les empiristes, l’esprit humain naît comme une « table rase » (tabula rasa) et se remplit progressivement grâce aux impressions reçues par les sens. Rien n’existe dans l’intelligence qui n’ait d’abord été dans les sens, selon la formule scolastique reprise par les empiristes : « Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu ».
Les précurseurs antiques
Bien que l’empirisme moderne se développe principalement aux XVIIe et XVIIIe siècles, ses racines remontent à l’Antiquité. Aristote (384-322 av. J.-C.), disciple de Platon, rompt partiellement avec l’idéalisme platonicien en accordant une importance cruciale à l’observation du monde sensible. Dans sa théorie de la connaissance, Aristote soutient que les concepts universels (les « formes ») ne peuvent être saisis que par abstraction à partir des données sensorielles particulières.
Les médecins empiriques de l’école d’Hérophile (IIIe siècle av. J.-C.) développent également une approche fondée sur l’observation clinique plutôt que sur les théories spéculatives, préfigurant l’importance accordée à l’expérience dans la démarche scientifique.
L’empirisme britannique classique
John Locke (1632-1704)
John Locke est généralement considéré comme le fondateur de l’empirisme moderne. Dans son « Essai sur l’entendement humain » (1690), il développe une critique systématique des idées innées défendues par les cartésiens. Pour Locke, l’esprit à la naissance est semblable à une « table rase » ou à une « chambre obscure » qui ne contient aucune connaissance préalable.
Locke distingue deux sources d’idées : la sensation (qui nous donne des idées des qualités des objets extérieurs) et la réflexion (qui nous fournit des idées sur les opérations de notre propre esprit). Il établit également une distinction importante entre qualités primaires (forme, mouvement, solidité) qui appartiennent réellement aux objets, et qualités secondaires (couleur, goût, odeur) qui résultent de l’interaction entre les objets et nos organes sensoriels.
George Berkeley (1685-1753)
Berkeley radicalise l’empirisme lockéen en niant l’existence de la matière indépendamment de la perception. Sa formule célèbre « esse est percipi » (être, c’est être perçu) résume sa position : les objets matériels n’existent que comme idées dans l’esprit qui les perçoit. Cette doctrine, connue sous le nom d’idéalisme subjectif ou immatérialisme, pousse la logique empiriste jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes.
Berkeley critique la distinction lockéenne entre qualités primaires et secondaires, arguant que toutes les qualités sont également subjectives. Son empirisme conduit paradoxalement à un idéalisme spiritualiste où seuls existent Dieu et les esprits finis.
David Hume (1711-1776)
Hume représente l’aboutissement critique de l’empirisme britannique. Dans son « Traité de la nature humaine » (1739-1740), il distingue entre impressions (données sensorielles directes) et idées (copies affaiblies des impressions dans la mémoire et l’imagination). Pour Hume, toute idée valide doit pouvoir être rapportée à une impression correspondante.
Cette exigence conduit Hume à des conclusions sceptiques révolutionnaires. Il montre que des concepts fondamentaux comme la causalité, l’identité personnelle ou l’existence du monde extérieur ne peuvent être justifiés empiriquement. La causalité, par exemple, ne repose que sur l’habitude d’associer des événements successifs, sans que nous puissions observer de lien nécessaire entre cause et effet.
L’empirisme logique du XXe siècle
L’empirisme connaît un renouveau au XXe siècle avec le mouvement du positivisme logique, développé principalement par le Cercle de Vienne (Moritz Schlick, Rudolf Carnap, Otto Neurath). Ces philosophes tentent de concilier empirisme et logique moderne pour fonder une conception scientifique du monde.
Les empiristes logiques défendent le principe de vérification : une proposition n’a de sens que si elle peut être vérifiée empiriquement ou si elle appartient à la logique ou aux mathématiques. Cette approche vise à éliminer la métaphysique traditionnelle, considérée comme dépourvue de sens.
Willard Van Orman Quine (1908-2000) révolutionne l’empirisme avec sa critique du dogme de la distinction analytique/synthétique et sa thèse de la sous-détermination empirique des théories. Selon Quine, nos théories forment un réseau holistique face au tribunal de l’expérience, remettant en question l’idée d’une correspondance directe entre énoncés isolés et données empiriques.
Empirisme et science moderne
L’empirisme exerce une influence considérable sur le développement de la méthode scientifique moderne. Francis Bacon (1561-1626) prône déjà une approche inductive fondée sur l’observation systématique et l’expérimentation. Cette méthode empirique devient progressivement la norme des sciences expérimentales.
Cependant, l’histoire des sciences révèle la complexité du rapport entre théorie et observation. Les travaux d’historiens et philosophes des sciences comme Thomas Kuhn montrent que l’observation est toujours « chargée de théorie » et que les révolutions scientifiques impliquent des changements conceptuels qui ne peuvent être réduits à l’accumulation de données empiriques.
Critiques contemporaines
L’empirisme fait l’objet de nombreuses critiques contemporaines. Les philosophes rationalistes soulignent le rôle actif de l’esprit dans la construction des connaissances et l’impossibilité de réduire certaines vérités logiques ou mathématiques à l’expérience sensible.
La phénoménologie husserlienne critique l’empirisme psychologiste qui confond l’origine psychologique des connaissances avec leur validité logique. Pour Husserl, l’empirisme ne peut rendre compte de l’intentionnalité de la conscience et de la constitution du sens.
Les sciences cognitives contemporaines remettent également en question l’image de l’esprit comme table rase, révélant l’existence de structures cognitives innées et de mécanismes universaux d’acquisition des connaissances.
Malgré ces critiques, l’empirisme demeure une composante essentielle de la réflexion épistémologique contemporaine, continuant d’alimenter les débats sur les rapports entre expérience, théorie et connaissance dans les sciences et la philosophie.