Définition et étymologie
L’eikasia (εἰκασία) est un terme grec ancien dérivé du verbe « eikazein » (εἰκάζειν), qui signifie « conjecturer », « deviner » ou « se représenter par des images ». Le substantif « eikôn » (εἰκών), dont il est parent, désigne l’image, l’icône, la représentation. L’eikasia désigne donc un mode de connaissance par images, une appréhension du réel médiatisée par des représentations indirectes, des reflets ou des copies. Dans son sens philosophique technique, elle qualifie le degré le plus bas de la connaissance, celui qui saisit non pas les choses elles-mêmes mais leurs ombres, leurs reflets ou leurs apparences les plus superficielles.
Ce terme appartient au vocabulaire épistémologique de Platon et constitue l’un des concepts centraux de sa théorie de la connaissance. L’eikasia représente l’état cognitif de celui qui prend les apparences pour des réalités, les images pour des originaux, et qui demeure ainsi dans l’illusion la plus complète quant à la nature véritable du monde.
Usage philosophique : l’allégorie de la caverne
Le degré inférieur de la connaissance
Dans la République (Livre VI, 509d-511e), Platon expose sa célèbre division de la ligne, qui hiérarchise quatre modes de connaissance selon leur degré de vérité et de clarté. L’eikasia occupe le segment le plus bas de cette ligne, correspondant au monde visible dans sa manifestation la plus trompeuse. Elle s’oppose à la pistis (croyance), qui porte sur les objets sensibles eux-mêmes, et plus encore à la dianoia (pensée discursive) et à la noesis (intellection pure), qui relèvent du monde intelligible.
L’eikasia désigne la perception des ombres, des reflets dans l’eau, des images peintes ou sculptées – bref, toutes les représentations au second degré qui s’interposent entre la conscience et la réalité. Celui qui est dans l’eikasia ne voit pas les choses telles qu’elles sont, mais seulement leurs simulacres. Il confond la copie avec l’original, l’apparence avec l’essence.
L’allégorie de la caverne
L’allégorie de la caverne (Livre VII de la République) illustre dramatiquement ce qu’est l’eikasia. Les prisonniers enchaînés au fond de la caverne ne voient que des ombres projetées sur la paroi par un feu situé derrière eux. Ces ombres sont les ombres d’objets fabriqués, eux-mêmes copies des réalités véritables. Les prisonniers sont donc doublement éloignés du réel : ils perçoivent des images d’images.
Pour Platon, cette situation illustre la condition humaine ordinaire. La plupart des hommes vivent dans l’eikasia sans le savoir : ils prennent pour réalité ce qui n’est que jeu d’apparences, simulacres, opinions véhiculées par la société. Ils confondent les récits mythologiques, les œuvres des poètes, les discours des sophistes avec la vérité elle-même. L’eikasia est donc moins un mode de connaissance qu’un état d’ignorance inconsciente, une illusion qui s’ignore comme telle.
Le rôle de l’imitation artistique
Dans le Livre X de la République, Platon radicalise sa critique en appliquant le concept d’eikasia à l’art mimétique. Le peintre qui représente un lit ne produit pas un lit réel (celui du menuisier), et encore moins l’Idée du lit (la forme intelligible et parfaite). Il crée une image, un simulacre qui se situe « trois degrés en dessous de la vérité ». L’art, en tant qu’imitation d’imitation, plonge le spectateur dans l’eikasia, l’éloignant davantage de la connaissance authentique.
Cette critique de l’image et de la représentation artistique a été déterminante dans l’histoire de la philosophie. Elle instaure une méfiance à l’égard de tout ce qui médiatise notre rapport au réel par des simulacres : non seulement l’art, mais aussi la rhétorique sophistique, les apparences sociales, les illusions sensorielles.
Portée philosophique et postérité
L’opposition apparence/réalité
L’eikasia met en lumière la structure fondamentale du platonisme : la distinction radicale entre le monde sensible (royaume des apparences changeantes) et le monde intelligible (royaume des essences éternelles). La philosophie platonicienne est essentiellement un effort pour arracher l’âme à l’eikasia, pour la faire passer de l’illusion à la connaissance véritable, de l’ombre à la lumière.
Ce passage nécessite un retournement complet de l’âme (la « conversion » ou periagôgê) : il ne suffit pas d’améliorer progressivement sa vision des ombres, il faut se détourner des images pour regarder les choses elles-mêmes, puis s’élever jusqu’aux réalités intelligibles. L’éducation philosophique consiste précisément à opérer cette libération hors de l’eikasia.
Résonances contemporaines
La notion d’eikasia trouve des échos puissants dans la philosophie contemporaine. La critique marxiste de l’idéologie, qui dénonce les représentations trompeuses que la société produit d’elle-même, prolonge l’intuition platonicienne selon laquelle nous vivons spontanément dans l’illusion. Guy Debord, dans La Société du spectacle, diagnostique notre époque comme celle où « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » – une formulation presque littérale de l’eikasia platonicienne.
De même, les analyses de Jean Baudrillard sur le simulacre et la simulation, ou celles de Baudrillard sur l’hyperréalité, reprennent la problématique de l’image qui se substitue au réel. À l’ère des médias de masse, des réseaux sociaux et de la réalité virtuelle, la question de l’eikasia devient plus pressante que jamais : comment distinguer l’original de la copie quand nous baignons dans un univers d’images et de représentations ?
L’eikasia demeure ainsi un concept philosophique essentiel pour penser notre rapport aux images, aux médias et aux représentations qui structurent notre perception du monde. Elle pose la question éternelle : voyons-nous les choses telles qu’elles sont, ou seulement leurs ombres ?