Définition et étymologie
Le dogmatisme désigne une attitude intellectuelle qui consiste à affirmer des vérités comme absolues et indiscutables, sans examen critique ni remise en question. Plus précisément, en philosophie, le dogmatisme caractérise toute doctrine qui prétend atteindre la vérité absolue sur la nature des choses et établir des connaissances certaines sans interroger au préalable les conditions et les limites de la connaissance elle-même.
Le terme provient du grec dogma (δόγμα), qui signifie littéralement « ce qui semble bon », « opinion », « décret » ou « doctrine ». Le mot dérive du verbe dokein (δοκεῖν) signifiant « paraître », « sembler » ou « avoir une opinion ». Le suffixe -isme indique une attitude ou une doctrine systématique. Paradoxalement, l’étymologie révèle que le « dogme » était initialement lié à l’opinion et à l’apparence, avant de devenir synonyme de vérité indiscutable.
En philosophie, le dogmatisme s’oppose traditionnellement au scepticisme et au criticisme. Il désigne non seulement une méthode philosophique particulière, mais aussi une disposition d’esprit qui refuse le doute méthodique et l’examen des présupposés.
Le dogmatisme en philosophie
Les origines antiques et la querelle des écoles
Dans l’Antiquité, le terme « dogmatique » qualifiait les écoles philosophiques qui prétendaient établir des vérités positives sur la nature du monde, par opposition aux sceptiques qui suspendaient leur jugement. Les stoïciens, les épicuriens, et même les platoniciens étaient considérés comme des « dogmatiques » par les académiciens sceptiques.
Les sceptiques, particulièrement Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes, développent une critique systématique du dogmatisme. Ils montrent que toute affirmation dogmatique peut être contredite par une affirmation contraire d’égale force, conduisant à l’épochè (suspension du jugement) comme seule attitude rationnelle.
Cette opposition entre dogmatisme et scepticisme structure profondément l’histoire de la philosophie, chaque position se définissant par rapport à l’autre dans un dialogue perpétuel.
Le dogmatisme métaphysique moderne
La philosophie moderne voit naître de nouveaux systèmes dogmatiques, notamment avec les grandes métaphysiques rationalistes du XVIIe siècle. René Descartes, malgré son doute méthodique initial, reconstruit un système de vérités absolues fondé sur l’évidence du cogito et l’existence de Dieu.
Spinoza pousse cette tendance à son paroxysme avec son Éthique démontrée selon l’ordre géométrique. Son système déductif prétend établir des vérités nécessaires sur la nature de Dieu, de l’homme et de la béatitude, sans laisser place au doute ou à l’incertitude.
Leibniz développe également un système métaphysique complet avec sa théorie des monades, prétendant résoudre définitivement les grandes questions philosophiques par l’application rigoureuse du principe de raison suffisante.
Ces philosophes, bien qu’ayant révolutionné la pensée, seront plus tard critiqués pour leur prétention dogmatique à atteindre la vérité absolue par la seule raison.
La critique kantienne du dogmatisme
Emmanuel Kant révolutionne la philosophie en développant, dans sa Critique de la raison pure (1781), une critique radicale du dogmatisme métaphysique. Il définit le dogmatisme comme « la prétention d’avancer dans la connaissance au moyen de concepts purs (philosophiques ou mathématiques) d’après des principes, tels que la raison en fait usage depuis longtemps, sans s’enquérir de la manière et du droit selon lesquels elle y est parvenue ».
Kant montre que la raison pure, lorsqu’elle prétend connaître les objets indépendamment de l’expérience sensible, tombe dans des antinomies insolubles. Le dogmatisme métaphysique échoue parce qu’il ignore les limites de la connaissance humaine et prétend appliquer les catégories de l’entendement au-delà du domaine de l’expérience possible.
La « révolution copernicienne » kantienne substitue au dogmatisme métaphysique une philosophie critique qui examine d’abord les conditions de possibilité de la connaissance. Cette approche transcendantale évite l’écueil dogmatique en délimitant rigoureusement les domaines respectifs de la connaissance, de la morale et du jugement esthétique.
Hegel et le dépassement du dogmatisme
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, dans sa Phénoménologie de l’esprit (1807), propose un dépassement dialectique de l’opposition entre dogmatisme et scepticisme. Il montre que toute position dogmatique contient sa propre négation et se transforme dialectiquement en son contraire.
Pour Hegel, le dogmatisme de l’entendement qui maintient des oppositions fixes (sujet/objet, fini/infini, être/néant) doit être dépassé par la raison spéculative qui pense l’unité des contraires. Le système hégélien prétend ainsi échapper au dogmatisme en pensant le mouvement même de la négativité.
Cependant, les critiques ultérieures accuseront Hegel lui-même de dogmatisme, reprochant à son système sa prétention à l’absoluité et sa fermeture sur lui-même.
Le positivisme et le dogmatisme scientiste
Le XIXe siècle voit naître une nouvelle forme de dogmatisme avec le positivisme d’Auguste Comte. Cette doctrine affirme que la science positive constitue le seul mode de connaissance valide, rejetant toute spéculation métaphysique comme illusoire.
Ce dogmatisme scientiste prétend que la méthode scientifique peut résoudre tous les problèmes humains et accéder à une vérité définitive sur la réalité. Il ignore les questions épistémologiques sur les fondements et les limites de la science elle-même.
Les critiques contemporaines du dogmatisme
La philosophie du XXe siècle développe de nouvelles critiques du dogmatisme. Karl Popper, dans La Logique de la découverte scientifique (1934), montre que la science ne procède pas par vérification mais par falsification, remettant en cause tout dogmatisme scientifique.
La phénoménologie de Husserl critique le dogmatisme de l’attitude naturelle qui pose naïvement l’existence du monde. L’épochè phénoménologique suspend ce présupposé dogmatique pour retourner aux choses mêmes.
Martin Heidegger dénonce le dogmatisme de la métaphysique occidentale qui a oublié la question de l’être en se focalisant sur les étants. Sa « destruction » de l’histoire de l’ontologie vise à libérer la pensée de ses présupposés dogmatiques.
La philosophie analytique, de son côté, développe une critique du dogmatisme métaphysique par l’analyse logique du langage. Wittgenstein montre que de nombreux problèmes philosophiques résultent de confusions linguistiques entretenues par une attitude dogmatique.
Dogmatisme et fondationalisme
La philosophie contemporaine identifie souvent le dogmatisme au fondationalisme épistémologique, c’est-à-dire à la recherche de fondements absolus et indubitables pour la connaissance. Les critiques post-fondationalistes, de Nietzsche à Derrida, remettent en cause cette quête de fondements ultimes.
Cette critique du fondationalisme dogmatique ouvre sur des philosophies du devenir, de la différence et de l’interprétation qui assument la finitude et la relativité de toute perspective.
Enjeux contemporains
Le dogmatisme demeure un enjeu crucial dans les débats contemporains. Il se manifeste notamment dans les intégrismes religieux, les idéologies totalitaires, mais aussi dans certaines formes de scientisme ou de relativisme culturel qui refusent toute remise en question.
La philosophie contemporaine s’efforce de maintenir un équilibre difficile entre la nécessité de prendre des positions théoriques et pratiques fermes, et l’exigence critique de questionner perpétuellement nos présupposés. Cette tension entre engagement et réflexivité critique constitue l’un des défis majeurs de la pensée philosophique actuelle.