Définition et étymologie
Le terme « discursif » provient du latin « discursus », participe passé de « discurrere » qui signifie « courir çà et là », « parcourir en tous sens ». Cette racine étymologique, composée du préfixe « dis- » (indiquant la séparation, la dispersion) et de « currere » (courir), évoque un mouvement de va-et-vient, une progression par étapes successives plutôt qu’une saisie directe et immédiate.
En philosophie, « discursif » qualifie un mode de pensée ou de connaissance qui procède par raisonnement, par enchaînement progressif d’idées, d’arguments ou de propositions. La connaissance discursive s’oppose ainsi à la connaissance intuitive : elle ne saisit pas son objet d’un seul coup d’œil intellectuel, mais l’atteint au terme d’un parcours méthodique, d’une démarche analytique qui décompose les problèmes complexes en éléments simples pour les recomposer ensuite selon un ordre logique.
Cette notion désigne également, dans un sens plus large, tout ce qui relève du discours, de l’expression linguistique articulée qui se déploie dans le temps selon les règles de la syntaxe et de la logique.
L’opposition antique entre discursif et intuitif
Platon et les deux voies de la connaissance
Chez Platon (428-348 av. J.-C.), l’opposition entre connaissance discursive et connaissance intuitive structure la célèbre analogie de la ligne divisée dans la « République ». La pensée discursive (dianoia) correspond au troisième segment de la ligne : elle procède par hypothèses et utilise des figures sensibles pour s’élever vers les réalités intelligibles, comme dans les mathématiques.
Cependant, cette connaissance discursive demeure intermédiaire et imparfaite car elle conserve un lien avec le sensible et procède par suppositions. Au sommet se trouve l’intelligence pure (noesis) qui saisit directement les Idées éternelles sans médiation discursive. La dialectique platonicienne vise précisément à dépasser le discursif pour atteindre l’intuition directe du Bien en soi.
Aristote et la légitimation du discursif
Aristote (384-322 av. J.-C.) réévalue positivement la fonction du raisonnement discursif dans les « Seconds Analytiques ». Si l’intelligence intuitive (nous) saisit immédiatement les premiers principes indémontrables, c’est bien le syllogisme, forme paradigmatique du raisonnement discursif, qui développe la science démonstrative (epistémé).
Cette valorisation aristotélicienne du discursif établit que la connaissance scientifique procède nécessairement par déduction syllogistique à partir de prémisses évidentes. Le discursif n’est plus un obstacle à surmonter mais l’instrument légitime de la connaissance rationnelle.
Le discursif dans la scolastique médiévale
Thomas d’Aquin et la raison discursive
Thomas d’Aquin (1225-1274) systématise dans la « Somme théologique » la distinction entre connaissance intuitive et connaissance discursive. Il montre que la connaissance humaine, contrairement à celle des anges et de Dieu, procède nécessairement de manière discursive : nous devons passer du connu à l’inconnu par raisonnement.
Cette limitation de l’intellect humain au discursif constitue selon Thomas une conséquence de notre nature corporelle. Liée au sensible, notre intelligence ne peut saisir directement les essences mais doit les abstraire progressivement à partir des données de l’expérience.
La connaissance angélique comme modèle intuitif
Par contraste, Thomas développe une théorie de la connaissance angélique purement intuitive. Les anges saisissent directement et simultanément toutes les conclusions qui dérivent de leurs principes innés, sans avoir besoin de raisonner discursivement. Cette conception illustre la hiérarchie des intelligences selon leur degré d’immédiateté cognitive.
La révolution cartésienne
Descartes et la méthode discursive
René Descartes (1596-1650) révolutionne la conception du discursif dans le « Discours de la méthode » et les « Règles pour la direction de l’esprit ». Il ne s’agit plus d’opposer discursif et intuitif mais de les articuler dans une méthode unifiée. L’intuition fournit les évidences premières (natures simples) tandis que la déduction discursive développe leurs implications selon un ordre nécessaire.
Cette déduction cartésienne ne procède plus par syllogismes aristotéliciens mais par « longues chaînes de raisons » où chaque maillon s’enchaîne avec évidence au précédent. Le discursif devient ainsi l’extension temporelle de l’intuition intellectuelle, permettant d’atteindre des vérités complexes à partir d’évidences simples.
L’ordre analytique et synthétique
Descartes distingue deux ordres discursifs dans les « Réponses aux objections » : l’ordre analytique qui remonte des effets aux causes (voie de découverte) et l’ordre synthétique qui descend des principes aux conséquences (voie de démonstration). Cette dualité méthodologique révèle la richesse du discursif comme instrument de recherche et d’exposition de la vérité.
Spinoza et la géométrisation du discursif
Baruch Spinoza (1632-1677) pousse à l’extrême la rationalisation cartésienne en développant dans l' »Éthique » une méthode géométrique intégrale. Le discursif spinoziste procède more geometrico par définitions, axiomes, propositions et démonstrations selon la nécessité logique la plus rigoureuse.
Cette géométrisation du discursif vise à éliminer toute contingence et toute subjectivité pour révéler l’ordre nécessaire de la nature. Paradoxalement, cette perfection discursive prépare son propre dépassement dans la « science intuitive » du troisième genre de connaissance qui saisit immédiatement les essences singulières.
La critique kantienne du discursif dogmatique
Les limites de la raison discursive
Emmanuel Kant (1724-1804) soumet le discursif métaphysique à une critique radicale dans la « Critique de la raison pure ». La raison discursive, lorsqu’elle prétend dépasser l’expérience possible, engendre inévitablement des antinomies et des paralogismes qui révèlent ses limites constitutives.
La dialectique transcendantale kantienne analyse systématiquement les illusions de la raison discursive qui croit pouvoir démontrer l’existence de l’âme, du monde et de Dieu par de purs raisonnements. Cette critique délimite le domaine légitime du discursif à l’expérience phénoménale.
L’usage régulateur des Idées
Cependant, Kant ne condamne pas totalement le discursif mais en réforme l’usage. Les Idées de la raison (âme, monde, Dieu) conservent une fonction régulatrice qui guide la recherche discursive vers une unité systématique toujours plus parfaite. Le discursif trouve ainsi sa légitimité dans sa fonction d’organisation de l’expérience plutôt que de connaissance du suprasensible.
Hegel et la dialectique spéculative
Le dépassement de l’entendement discursif
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) développe dans la « Science de la logique » une critique systématique de l’entendement discursif (Verstand) au profit de la raison dialectique (Vernunft). L’entendement fixe les déterminations finies et procède par oppositions rigides, tandis que la raison dialectique saisit la négativité créatrice qui anime le processus de la vérité.
Cette critique hégélienne du discursif ordinaire ne vise pas à le supprimer mais à le dépasser dans un mouvement dialectique qui intègre la négation comme moment nécessaire de la vérité. La « logique spéculative » révèle ainsi la dimension processuelle et auto-contradictoire du réel que l’entendement discursif ne peut appréhender.
La réconciliation du discursif et de l’intuitif
Hegel accomplit dans le « concept spéculatif » la réconciliation du discursif et de l’intuitif. Le concept hégélien n’est ni pure immédiateté intuitive ni pure médiation discursive, mais l’unité dialectique qui se pose et se développe en se niant. Cette synthèse suprême révèle l’identité spéculative de la pensée et de l’être au terme du parcours discursif de l’Esprit.
Le discursif dans la philosophie contemporaine
La logique formelle et l’analyse du discursif
Le développement de la logique formelle moderne, de Frege à Russell et Carnap, renouvelle l’analyse des structures discursives. L’axiomatisation de la logique révèle les formes pures de l’inférence déductive et permet une formalisation rigoureuse des raisonnements discursifs.
Cette approche logiciste du discursif influence profondément la philosophie analytique qui privilégie l’analyse logico-linguistique des arguments sur l’intuition métaphysique. Le discursif retrouve ainsi une légitimité scientifique à travers sa formalisation mathématique.
Critique post-moderne du logocentrisme
La philosophie post-moderne, notamment chez Jacques Derrida, développe une critique du « logocentrisme » occidental qui privilégierait abusivement la logique discursive sur d’autres formes de signification (écriture, trace, différance). Cette déconstruction du discursif rationnel ouvre vers de nouvelles modalités de la pensée qui échappent à la métaphysique de la présence.
Le discursif demeure ainsi un concept central de la tradition philosophique occidentale, constamment repensé selon les paradigmes épistémologiques dominants, au cœur des débats sur la nature de la rationalité et ses modes légitimes d’exercice.