Définition et étymologie
La diaérèse, du grec ancien « diairesis » (διαίρεσις), signifie littéralement « division », « séparation » ou « distinction ». Le terme est formé du préfixe « dia- » (à travers, en séparant) et du verbe « hairein » (prendre, saisir), ce qui donne l’idée d’une prise qui sépare, qui distingue des éléments. Dans son sens philosophique fondamental, la diaérèse désigne une méthode de division conceptuelle qui procède par distinctions successives, permettant de classer et de définir avec précision les êtres, les concepts ou les genres.
En dehors de la philosophie, le terme possède également des usages techniques : en grammaire, il désigne le signe typographique (¨) placé sur une voyelle pour indiquer qu’elle doit être prononcée séparément (comme dans « naïf »), et en médecine, il peut désigner une séparation de tissus. Mais c’est dans le domaine philosophique que la diaérèse trouve son application la plus riche et la plus influente.
Usage philosophique : la méthode platonicienne
Platon et la division dialectique
La diaérèse trouve sa formulation classique chez Platon, particulièrement dans ses dialogues tardifs comme le Sophiste, le Politique et le Philèbe. Elle constitue une méthode systématique pour définir un concept en le situant à l’intérieur d’une classification hiérarchique obtenue par divisions successives.
Le principe est le suivant : on part d’un genre général (par exemple « l’art ») que l’on divise en deux espèces selon une différence pertinente (art d’acquisition et art de production). On choisit ensuite l’une des deux branches et on la divise à nouveau selon une nouvelle différence, et ainsi de suite jusqu’à isoler l’espèce recherchée. Cette méthode permet de définir un concept non pas de manière abstraite, mais en retraçant son « arbre généalogique » conceptuel, en montrant sa place exacte dans l’ordre des essences.
Dans le Sophiste, Platon utilise cette méthode pour définir le sophiste lui-même. Il commence par le genre de l’art d’acquisition, le divise entre acquisition par échange et acquisition par capture, poursuit la division jusqu’à identifier le sophiste comme celui qui pratique « l’art de la chasse aux jeunes gens riches au moyen de discours, moyennant salaire ». Cette définition, obtenue par divisions successives, révèle la nature véritable du sophiste en le distinguant du philosophe, du politique et d’autres figures apparentées.
La structure de l’intelligible
Pour Platon, la diaérèse n’est pas simplement une technique de définition arbitraire. Elle révèle la structure objective du monde des Idées. Diviser correctement, c’est « découper selon les articulations naturelles », comme le dit le Phèdre, à la manière d’un bon boucher qui sépare les membres d’un animal en suivant ses jointures plutôt qu’en tranchant au hasard. Il existe donc une bonne et une mauvaise manière de diviser : la bonne diaérèse respecte les distinctions réelles qui existent entre les essences.
La méthode diaérétique s’oppose ainsi à la simple accumulation empirique de cas particuliers. Elle vise une connaissance rationnelle et systématique qui organise le réel selon ses divisions essentielles. Par exemple, pour définir l’homme, on ne se contente pas de lister des exemples d’êtres humains, mais on le situe dans une classification : animal (et non végétal), terrestre (et non aquatique), bipède (et non quadrupède), sans plumes (et non oiseau).
Limites et critiques
Aristote, élève de Platon, reconnaît l’utilité de la diaérèse mais en critique certaines limites dans ses Seconds Analytiques. Selon lui, la division dichotomique n’est pas toujours la plus naturelle (certains genres se divisent en trois, quatre espèces ou plus), et la diaérèse ne constitue pas une véritable démonstration : elle classe mais ne prouve pas pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. Aristote préférera la méthode du syllogisme qui établit des liens causaux entre les concepts.
Postérité philosophique
Logique et classification
La méthode diaérétique a profondément influencé le développement de la logique et des sciences classificatoires. L’arbre de Porphyre, au IIIe siècle, systématise la diaérèse platonicienne en un schéma de classification des catégories aristotéliciennes. Cette structure arborescente deviendra le modèle des taxonomies scientifiques, de la classification des espèces de Linné aux classifications bibliographiques modernes.
Philosophie contemporaine
Au XXe siècle, la diaérèse retrouve un intérêt philosophique chez des auteurs comme Gilles Deleuze, qui, dans Différence et répétition, réhabilite la méthode platonicienne en montrant qu’elle ne procède pas par oppositions binaires rigides mais par différenciations créatrices. Pour Deleuze, la véritable diaérèse ne divise pas un genre fixe en espèces prédéterminées, mais suit les lignes de différenciation qui constituent le devenir même du réel.
La diaérèse demeure ainsi un outil conceptuel fondamental pour penser l’articulation entre unité et multiplicité, entre le général et le particulier, entre classification et compréhension.