Définition et étymologie
Le cognitivisme désigne un ensemble de positions philosophiques et scientifiques qui accordent un rôle central aux processus cognitifs – perception, mémoire, raisonnement, jugement, représentation mentale – dans l’explication du comportement humain, de la connaissance et de la moralité. Le terme dérive du latin cognitio (connaissance, action de connaître), lui-même formé sur cognoscere (connaître, apprendre), composé de co- (avec) et gnoscere (connaître). Le suffixe -isme désigne une doctrine ou une approche théorique systématique.
Le cognitivisme se décline différemment selon les domaines. En psychologie, il s’oppose au behaviorisme en affirmant que l’étude de l’esprit ne peut se limiter aux comportements observables mais doit inclure les processus mentaux internes. En philosophie de l’esprit, le cognitivisme computationnel conçoit la pensée sur le modèle du traitement de l’information. En méta-éthique, le cognitivisme moral soutient que les jugements moraux expriment des croyances susceptibles d’être vraies ou fausses, par opposition au non-cognitivisme qui les réduit à des expressions d’attitudes émotives.
Cette diversité terminologique partage néanmoins un noyau commun : la conviction que les processus cognitifs – représentations, croyances, états mentaux intentionnels – jouent un rôle explicatif essentiel et irréductible dans la compréhension de l’esprit et de l’action humaine.
Usage philosophique et développements
Le cognitivisme en psychologie
Le cognitivisme émerge dans les années 1950-1960 comme réaction contre le behaviorisme radical dominant. Watson et Skinner avaient exclu les états mentaux de la psychologie scientifique, considérant l’esprit comme une « boîte noire » inaccessible. Pour eux, la psychologie devait se limiter à l’étude des relations observables entre stimuli et réponses.
La révolution cognitive, initiée par des figures comme Noam Chomsky, Jerome Bruner, George Miller et Ulric Neisser, réintroduit l’étude des processus mentaux internes. Chomsky, dans sa critique dévastatrice du behaviorisme de Skinner (Review of Verbal Behavior, 1959), montre que l’acquisition du langage ne peut s’expliquer par le seul conditionnement mais requiert des structures cognitives innées, une « grammaire universelle ». Cette critique inaugure le cognitivisme linguistique qui conçoit l’esprit comme doté de capacités computationnelles spécifiques.
Le cognitivisme psychologique postule que l’esprit traite activement l’information : il sélectionne, organise, stocke et récupère des représentations mentales selon des processus cognitifs identifiables. Cette approche permet d’étudier scientifiquement l’attention, la mémoire, le raisonnement, la résolution de problèmes – domaines négligés par le behaviorisme.
Le cognitivisme computationnel en philosophie de l’esprit
La métaphore computationnelle structure le cognitivisme philosophique. Hilary Putnam et Jerry Fodor développent le fonctionnalisme computationnel : les états mentaux sont des états fonctionnels définis par leur rôle causal dans un système de traitement de l’information. La pensée consiste en manipulations de symboles selon des règles syntaxiques, à l’image d’un programme informatique.
Fodor, dans Le Langage de la pensée (1975), défend l’hypothèse d’un « mentalais », langage interne de la pensée composé de symboles manipulés computationnellement. Les attitudes propositionnelles (croire que p, désirer que q) sont des relations à des représentations mentales structurées syntaxiquement. Cette théorie représentationnelle de l’esprit (Representational Theory of Mind, RTM) constitue l’orthodoxie cognitiviste classique.
L’intelligence artificielle symbolique (IA classique) des années 1960-1980 incarne ce cognitivisme computationnel. Newell et Simon, avec leur General Problem Solver, tentent de modéliser la résolution de problèmes humaine par manipulation de symboles. Cette approche connaît des succès (systèmes experts, jeux d’échecs) mais révèle aussi des limites dans les tâches requérant perception, apprentissage ou sens commun.
Critiques et alternatives au cognitivisme computationnel
Le cognitivisme classique suscite plusieurs critiques majeures. John Searle, dans son expérience de pensée de la « chambre chinoise » (1980), conteste que la manipulation syntaxique de symboles suffise à produire une compréhension sémantique. Un individu suivant mécaniquement des règles pour manipuler des caractères chinois sans comprendre le chinois simule le comportement linguistique sans posséder d’intentionnalité véritable. Cette critique vise le computationnalisme : la syntaxe ne suffit pas à la sémantique, le traitement formel ne produit pas de signification.
Hubert Dreyfus, dans Intelligence artificielle : mythes et limites (1972), critique les présupposés philosophiques du cognitivisme computationnel en s’appuyant sur la phénoménologie de Heidegger et Merleau-Ponty. L’expertise humaine ne repose pas sur l’application de règles explicites mais sur une compréhension incarnée, contextuelle et intuitive développée par l’expérience. Le savoir-faire (know-how) précède et fonde le savoir théorique (know-that).
Le connexionnisme, émergeant dans les années 1980 avec les réseaux de neurones artificiels, propose une alternative au cognitivisme symbolique. Les processus cognitifs résultent de l’activation distribuée de réseaux de neurones plutôt que de manipulations de symboles discrets. Cette approche sub-symbolique s’inspire davantage de l’architecture neuronale réelle et excelle dans la reconnaissance de patterns, l’apprentissage statistique. Le débat entre approches symbolique et connexionniste structure les sciences cognitives contemporaines.
L’énactivisme, développé par Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch (L’Inscription corporelle de l’esprit, 1991), radicalise la critique du cognitivisme computationnel. La cognition n’est pas traitement de représentations internes mais enaction : co-émergence d’un monde et d’un esprit à travers l’action incarnée. L’organisme et l’environnement se spécifient mutuellement dans un couplage structurel. Cette approche néo-phénoménologique rejette le représentationnalisme central au cognitivisme classique.
La cognition incarnée (embodied cognition) et située (situated cognition) conteste également le désincarnement du cognitivisme. Les processus cognitifs ne sont pas purement computationnels et internes mais profondément ancrés dans le corps et le contexte environnemental. Lakoff et Johnson montrent que les concepts abstraits sont structurés par des métaphores ancrées dans l’expérience corporelle. Andy Clark défend la thèse de l’esprit étendu : les outils externes (cahiers, ordinateurs) peuvent constituer littéralement des parties de nos processus cognitifs.
Le cognitivisme en méta-éthique
En philosophie morale, le cognitivisme désigne la position selon laquelle les jugements moraux possèdent un contenu cognitif : ils expriment des croyances susceptibles d’être vraies ou fausses, par opposition au non-cognitivisme qui les conçoit comme expressions d’émotions, d’attitudes ou de prescriptions non susceptibles de vérité.
Le non-cognitivisme émotiviste, défendu par A.J. Ayer et Charles Stevenson dans les années 1930-1940, affirme que dire « le mensonge est mal » équivaut à exprimer une émotion de désapprobation ou à inciter autrui à éviter le mensonge, non à énoncer un fait moral objectif. Cette position résout le problème métaphysique des valeurs morales (qui semblent étrangement non naturelles) mais au prix de renoncer à la vérité morale.
Le cognitivisme moral, défendu par des réalistes moraux comme David Brink, Russ Shafer-Landau ou Thomas Nagel, maintient que les énoncés moraux décrivent des faits moraux objectifs. « La torture est mal » exprime une croyance vraie concernant une propriété morale réelle. Cette position doit résoudre le problème de l’ontologie morale (quelle est la nature de ces faits moraux ?) et de l’épistémologie morale (comment les connaissons-nous ?).
Le constructivisme moral, développé par des penseurs kantiens comme John Rawls ou Christine Korsgaard, propose un cognitivisme sans réalisme métaphysique robuste : les vérités morales sont construites par la raison pratique selon des procédures de délibération rationnelle (position originelle rawlsienne, impératif catégorique kantien). Les jugements moraux expriment des croyances vraies ou fausses, mais ces vérités sont relatives à un cadre normatif construit, non découvertes dans une réalité morale indépendante.
Le quasi-réalisme de Simon Blackburn tente une voie médiane : adopter le discours cognitiviste (parler de vérités morales, justifications, erreurs) tout en maintenant une métaphysique non-cognitiviste (les valeurs sont des projections de nos attitudes). Cette position sophistiquée cherche à « gagner le droit » au langage moral réaliste sans les engagements ontologiques du réalisme.
Cognitivisme et neurosciences
Les neurosciences cognitives contemporaines étudient les bases neuronales des processus cognitifs, réalisant une synthèse empirique entre cognitivisme et neurobiologie. L’imagerie cérébrale (IRMf, TEP) permet d’observer l’activité cérébrale durant des tâches cognitives spécifiques : mémoire de travail, attention sélective, prise de décision.
Cette neuro-cognition soulève des questions philosophiques : les corrélats neuronaux de la conscience réduisent-ils les états mentaux à des états cérébraux ? Ou persistent-ils comme niveau d’explication autonome ? Le débat entre réductionnisme et émergentisme structure ces discussions.
Les architectures cognitives intégratives (ACT-R, SOAR) tentent de modéliser computationnellement l’ensemble des processus cognitifs humains, synthétisant données psychologiques et contraintes neuronales. Ces modèles incarnent un cognitivisme computationnel sophistiqué, informé empiriquement.
Limites et avenir du cognitivisme
Le cognitivisme connaît aujourd’hui une diversification et une sophistication croissantes. Le cognitivisme classique, computationnel et représentationnaliste, coexiste avec des approches incarnées, situées, énactives qui en contestent les présupposés fondamentaux. L’émergence de l’apprentissage profond (deep learning) et des réseaux de neurones artificiels massifs brouille les frontières entre approches symboliques et sub-symboliques.
Des questions fondamentales demeurent : les processus cognitifs requièrent-ils nécessairement des représentations mentales ? La métaphore computationnelle est-elle adéquate pour comprendre la conscience phénoménale ? Comment intégrer dimensions cognitive, affective et corporelle de l’esprit ? Le cognitivisme peut-il rendre compte de l’expertise, de la créativité, de la compréhension intuitive ?
Le cognitivisme, dans ses diverses déclinaisons, constitue néanmoins un cadre théorique dominant qui structure les débats contemporains en philosophie de l’esprit, psychologie, sciences cognitives et intelligence artificielle. Son héritage principal réside dans la réhabilitation des processus mentaux comme objets scientifiques légitimes et dans l’ambition d’une science unifiée de l’esprit intégrant psychologie, neurosciences, linguistique, informatique et philosophie.