Définition et étymologie
La durée désigne la persistance de l’être dans le temps, l’intervalle qui s’étend entre le commencement et la fin d’un phénomène, ou plus fondamentalement, l’expérience vécue du temps qui s’écoule. Distincte du temps mesurable et quantifiable de la physique, la durée renvoie à une dimension qualitative et subjective de la temporalité.
Le terme provient du latin durare, qui signifie « durer », « persister », « résister », formé sur l’adjectif durus (« dur », « solide », « résistant »). Cette étymologie révèle que la durée implique une certaine permanence, une résistance à l’usure du temps. Le radical indo-européen dru- évoque l’idée de solidité et de fermeté. Ainsi, la durée n’est pas simple passivité face au temps mais capacité de persévérer, de maintenir une continuité à travers le changement.
Cette origine linguistique suggère une tension conceptuelle fondamentale : comment ce qui dure peut-il à la fois changer et demeurer ? La durée pose le problème philosophique de la persistance de l’identité dans le devenir.
La durée en philosophie
Aristote et la mesure du temps
Aristote, dans sa Physique, définit le temps comme « le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur ». Cette conception privilégie l’aspect mesurable et objectif du temps, conçu comme série d’instants successifs. La durée aristotélicienne est donc essentiellement quantitative : elle mesure l’intervalle entre deux instants.
Cette approche influence profondément la pensée occidentale, établissant une conception « spatialisée » du temps où la durée se réduit à une distance temporelle mesurable par l’horloge. Cependant, Aristote reconnaît déjà la différence entre le temps physique et la perception subjective du temps, notant que « le temps semble s’écouler plus ou moins vite selon nos dispositions ».
Augustin et la durée intérieure
Saint Augustin révolutionne la pensée du temps dans ses Confessions (Livre XI). Il découvre le paradoxe fondamental de la temporalité : le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore, et le présent, s’il demeurait présent, ne serait plus temps mais éternité. Comment alors le temps peut-il avoir une réalité ?
Augustin résout ce paradoxe en intériorisant le temps : « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent de l’avenir. » Ces trois présents coexistent dans l’âme sous la forme de la mémoire (présent du passé), de l’attention (présent du présent) et de l’attente (présent de l’avenir). La durée augustinienne devient ainsi distentio animi, extension ou distension de l’âme qui unifie les trois dimensions temporelles.
Cette découverte de la temporalité subjective ouvre la voie à toutes les philosophies modernes de la conscience temporelle et influence profondément la conception bergsonienne de la durée.
Descartes et la création continuée
René Descartes, dans ses Méditations métaphysiques, pose le problème de la permanence de l’être fini dans le temps. Selon lui, la substance créée ne possède pas par elle-même la force de persévérer dans l’existence : « Toute ma durée peut être divisée en une infinité de parties, dont chacune ne dépend en aucune façon des autres. »
Cette conception atomiste de la durée conduit Descartes à la théorie de la création continuée : Dieu doit recréer le monde à chaque instant pour assurer sa permanence. La durée cartésienne révèle ainsi la contingence radicale de l’être fini et sa dépendance absolue vis-à-vis de l’être nécessaire.
Spinoza et la durée comme persévérance
Baruch Spinoza critique la conception cartésienne dans son Éthique. Pour lui, la durée (duratio) se définit comme « la continuation indéfinie d’exister » et s’identifie au conatus, effort par lequel chaque chose tend à persévérer dans son être.
La durée spinoziste n’est plus simple passivité mais expression de la puissance d’agir et d’être affecté. Elle varie selon l’intensité de cette puissance : une existence riche en rencontres joyeuses augmente sa durée qualitative, tandis que la tristesse la diminue. Cette conception dynamique de la durée influence les philosophies vitalistes ultérieures.
Bergson et la durée pure
Henri Bergson révolutionne la philosophie du temps avec sa théorie de la durée pure, exposée dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) et Matière et mémoire (1896). Il oppose radicalement la durée vécue au temps spatialisé de la science et du sens commun.
La durée bergsonienne possède plusieurs caractéristiques essentielles : elle est hétérogène (chaque moment est qualitativement différent), indivisible (elle forme un flux continu non décomposable), créatrice (elle fait advenir du nouveau) et subjective (elle se donne dans l’intuition immédiate de la conscience).
Bergson critique l’illusion qui consiste à spatialiser le temps en le représentant comme une ligne composée de points-instants. Cette spatialisation, nécessaire à l’action et à la science, nous fait méconnaître la vraie nature de la temporalité. « Le temps homogène n’est qu’un fantôme d’espace obsédant la conscience réflexive. »
La durée pure se révèle dans des expériences privilégiées : l’écoute d’une mélodie où les notes se fondent en un tout indivisible, la remémoration où le passé survit et agit dans le présent, la création artistique où l’œuvre jaillit comme nouveauté absolue.
Heidegger et la temporalité existentiale
Martin Heidegger, dans Être et temps (1927), renouvelle complètement la question de la temporalité en partant de l’analyse du Dasein (être-là) humain. Il distingue la temporalité (Zeitlichkeit) originaire, structure fondamentale de l’existence humaine, du temps vulgaire (Zeit) de la mesure et du calcul.
La temporalité heideggérienne se caractérise par l’extase (Ekstase) : le Dasein existe toujours hors de soi, dans un triple mouvement vers l’avenir (Zukunft), le passé (Gewesenheit) et le présent (Gegenwart). Cette temporalité extatique fonde la possibilité de tout rapport au temps objectif.
Heidegger montre que l’avenir est la dimension temporelle primordiale : le Dasein existe d’abord comme être-vers-la-mort, projet jeté vers ses possibilités les plus propres. Cette finitude radicale donne son sens à la durée humaine comme temps limité et précieux.
Husserl et la conscience du temps
Edmund Husserl développe dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1905) une analyse minutieuse de la constitution temporelle de la conscience. Il distingue trois composantes dans tout « maintenant » de la conscience : la protention (anticipation du futur immédiat), l’impression originaire (saisie du présent) et la rétention (maintien du passé immédiat).
Cette analyse révèle que la conscience temporelle possède une structure synthétique complexe qui unifie passé, présent et futur dans chaque acte intentionnel. La durée de la conscience n’est ni succession d’instants ni durée substantielle, mais flux temporel auto-constituant.
Levinas et l’autre temps
Emmanuel Levinas, dans Totalité et infini (1961), découvre une temporalité radicalement autre dans la rencontre éthique avec autrui. Le visage d’autrui ouvre un temps discontinu qui interrompt la durée immanente du moi et de l’histoire.
Cette temporalité de l’altérité ne se mesure pas en termes de durée psychologique ou d’histoire universelle, mais comme irruption de l’infini dans le fini, révélation qui excède toute synthèse temporelle du même.
Derrida et la temporalité différentielle
Jacques Derrida, dans ses analyses de la temporalité, montre que tout présent est constitué par un jeu de renvois différentiels qui le débordent. La différance derridienne révèle que la durée n’est jamais présence pleine mais toujours déjà travaillée par l’absence et le renvoi.
Cette déconstruction de la métaphysique de la présence remet en question toute conception substantielle de la durée comme permanence dans le temps.
Enjeux contemporains
La philosophie contemporaine de la durée affronte de nouveaux défis : les neurosciences révèlent les mécanismes cérébraux de la perception temporelle, la physique relativiste relativise l’universalité du temps, les technologies numériques transforment notre rapport à la temporalité.
Ces développements renouvellent les questions classiques : la durée est-elle une structure a priori de la subjectivité ou un phénomène émergent ? Comment articuler temps vécu et temps scientifique ? La durée peut-elle être pensée indépendamment de la conscience qui la vit ? Ces interrogations maintiennent la durée au cœur des débats philosophiques contemporains sur la temporalité, la subjectivité et l’existence.