Définition et étymologie
Le dilemme désigne une situation dans laquelle une personne doit choisir entre deux alternatives également contraignantes, problématiques ou indésirables. Le terme provient du grec dilèmma (δίλημμα), composé du préfixe di- (deux) et de lemma (prémisse, proposition), signifiant littéralement « double proposition » ou « double prise ».
En logique formelle, le dilemme constitue un type de raisonnement qui présente deux hypothèses conduisant chacune à une même conclusion embarrassante, ou deux conclusions également inacceptables découlant d’une même prémisse. La structure logique du dilemme peut se formuler ainsi : « Si P alors Q, si R alors S, or P ou R, donc Q ou S » – où Q et S représentent des conséquences également problématiques.
Le dilemme se distingue de la simple alternative par le caractère contraignant et généralement défavorable de chacune des options proposées. Il exprime souvent l’impossibilité pratique ou morale de satisfaire simultanément plusieurs exigences légitimes, créant une tension existentielle qui révèle les limites de l’action humaine face à la complexité du réel.
Le dilemme dans la tradition philosophique
Origins antiques et sophistique
Les sophistes grecs maîtrisaient parfaitement l’art du dilemme comme instrument rhétorique. Protagoras utilise cette technique contre son disciple Euathlos dans le célèbre « dilemme du procès » : ayant convenu que l’élève ne paierait ses cours qu’après avoir gagné son premier procès, le maître le poursuit en justice pour obtenir ses honoraires. Si Euathlos gagne, il doit payer selon leur accord ; s’il perd, il doit payer selon le jugement.
Socrate retourne souvent l’arme sophistique du dilemme contre ses interlocuteurs pour révéler les contradictions de leurs positions. Dans l’Euthyphron de Platon, il confronte son interlocuteur au célèbre dilemme : « Le pieux est-il aimé des dieux parce qu’il est pieux, ou est-il pieux parce qu’il est aimé des dieux ? » Cette interrogation révèle la difficulté de fonder objectivement la moralité.
Dilemmes moraux et éthique appliquée
La philosophie morale moderne accorde une place centrale aux dilemmes éthiques qui mettent en tension des principes moraux également légitimes. Ces situations révèlent l’insuffisance des systèmes éthiques monistes et la nécessité d’une réflexion nuancée sur les conflits de valeurs.
William David Ross analyse dans The Right and the Good (1930) les conflits entre devoirs prima facie : fidélité, reconnaissance, réparation, justice, bienfaisance, amélioration de soi, non-malfaisance. Lorsque ces devoirs entrent en conflit, ils créent des dilemmes moraux authentiques qui ne peuvent être résolus par l’application mécanique de règles universelles.
Isaiah Berlin souligne dans « Deux Conceptions de la liberté » (1958) l’incommensurabilité des valeurs humaines fondamentales. Liberté et égalité, sécurité et justice, tradition et progrès peuvent entrer en conflit irréductible, créant des dilemmes politiques et existentiels qui interdisent toute solution parfaite.
Dilemmes tragiques et condition humaine
Max Weber développe la notion d’« éthique de responsabilité » face aux dilemmes de l’action politique. Le dirigeant responsable doit parfois « prendre sur son âme » des décisions moralement problématiques pour préserver des biens supérieurs, illustrant la dimension tragique de la condition humaine.
Jean-Paul Sartre radicalise cette perspective existentialiste : l’homme est « condamné à être libre » et doit choisir sans garantie métaphysique, créant ses valeurs par ses actes. Le célèbre exemple de l’étudiant tiraillé entre résistance et soin maternel dans L’Existentialisme est un humanisme (1946) illustre cette angoisse du choix sans fondement absolu.
Bernard Williams analyse les « dilemmes moraux authentiques » où, quoi que fasse l’agent, il viole des obligations morales légitimes et éprouve légitimement des sentiments de culpabilité. Ces situations révèlent l’inadéquation des théories morales qui prétendent toujours fournir une réponse univoque.
Typologie des dilemmes philosophiques
Le dilemme du prisonnier
Théorisé par Albert Tucker en 1950, ce dilemme de la théorie des jeux illustre le conflit entre rationalité individuelle et collective. Deux prisonniers isolés doivent choisir entre coopérer (se taire) ou faire défection (dénoncer). La stratégie individuellement rationnelle conduit à un résultat sous-optimal pour tous.
Ce modèle éclaire de nombreux problèmes philosophiques : le contrat social chez Hobbes, les biens publics en économie, les questions écologiques contemporaines. Il révèle comment la poursuite rationnelle des intérêts individuels peut produire des résultats collectivement irrationnels.
Dilemmes de la bioéthique
La médecine contemporaine multiplie les situations dilemmatiques : autonomie du patient versus bienfaisance médicale, acharnement thérapeutique versus abandon de soins, justice distributive versus excellence médicale.
Le principe du double effet, théorisé par Thomas d’Aquin et actualisé par la bioéthique moderne, tente de résoudre certains dilemmes en distinguant les effets intentionnels des effets prévisibles mais non recherchés d’une action (comme l’administration d’antalgiques qui accélèrent la mort).
Dilemmes technologiques et éthique environnementale
L’« éthique de la terre » d’Aldo Leopold et l’« impératif de responsabilité » d’Hans Jonas soulèvent de nouveaux dilemmes : comment concilier développement humain et préservation de la nature ? Les générations présentes peuvent-elles hypothéquer l’avenir de l’humanité ?
L’intelligence artificielle génère des dilemmes inédits : transparence versus efficacité algorithmique, automatisation versus emploi humain, surveillance versus sécurité. Ces tensions révèlent la nécessité d’une éthique technologique qui dépasse les approches purement utilitaristes.
Stratégies de résolution et limites
Approches hiérarchiques
Certains philosophes tentent de résoudre les dilemmes en établissant une hiérarchie des valeurs ou des devoirs. John Rawls propose dans Théorie de la justice (1971) un ordre lexicographique qui privilégie la liberté sur l’égalité économique. Cette approche offre des critères de décision mais peut paraître rigide face à la complexité des situations concrètes.
Éthiques contextuelles
L’« éthique du care » développée par Carol Gilligan et Nel Noddings privilégie l’attention aux relations et aux contextes particuliers plutôt que l’application de principes universels. Cette approche permet une résolution plus nuancée des dilemmes mais soulève des questions sur l’universalisabilité des jugements moraux.
Acceptation de l’aporie
Certains philosophes, notamment dans la tradition tragique, considèrent que certains dilemmes sont irréductibles et révèlent les limites constitutives de la condition humaine. Cette acceptation de l’aporie n’implique pas le relativisme mais une reconnaissance lucide de la complexité morale du réel.
Conclusion
Le dilemme constitue une figure centrale de la réflexion philosophique qui révèle les tensions constitutives de l’existence humaine. Loin d’être un simple obstacle à surmonter, il exprime la richesse et la complexité des valeurs qui orientent nos choix. La confrontation aux dilemmes authentiques affine le jugement moral et développe cette sagesse pratique (phronèsis) qu’Aristote considérait comme la vertu éthique par excellence.