Définition et étymologie
La différence désigne la qualité de ce qui distingue une chose d’une autre, ce par quoi des êtres ou des objets ne sont pas identiques ou semblables. Le terme provient du latin differentia, dérivé du verbe differre qui signifie « porter dans des directions opposées », « être dissemblable », composé du préfixe dis- (séparation) et de ferre (porter). Cette étymologie révèle le mouvement de séparation, d’écartement qui caractérise la différence.
En philosophie, la différence ne se réduit pas à une simple constatation empirique de non-identité. Elle pose des questions fondamentales sur la nature de l’être, de l’identité, de la connaissance et du langage. Comment penser l’unité et la multiplicité ? Comment l’identique peut-il se différencier ? La différence est-elle première ou dérivée ?
La différence en philosophie
Aristote et la différence spécifique
Aristote établit dans ses Catégories et sa Métaphysique les bases de la réflexion occidentale sur la différence. Il distingue plusieurs types de différences : la différence numérique (entre individus d’une même espèce), la différence spécifique (entre espèces d’un même genre), et la différence générique (entre genres différents).
La différence spécifique (differentia specifica) joue un rôle crucial dans la logique aristotélicienne : elle permet de définir une espèce en ajoutant au genre prochain la caractéristique qui la distingue des autres espèces du même genre. Ainsi, l’homme se définit comme « animal raisonnable », où « raisonnable » constitue la différence spécifique qui distingue l’espèce humaine des autres espèces animales.
Cette conception hiérarchique de la différence influence profondément la pensée occidentale, établissant un ordre stable où chaque être trouve sa place selon ses différences essentielles.
La différence chez les modernes
Avec la philosophie moderne, la différence devient problématique. René Descartes, dans ses Méditations métaphysiques, pose le problème de la distinction réelle entre l’âme et le corps. Cette différence substantielle fonde le dualisme cartésien mais soulève la difficile question de leur union.
Spinoza, critiquant Descartes, développe dans son Éthique une ontologie de l’immanence où les différences ne sont que des modes d’expression de la substance unique. « Toute détermination est négation », formule que Hegel reprendra, exprime cette idée que la différence naît de la limitation mutuelle des êtres finis.
Leibniz formule le principe des indiscernables : il ne peut exister deux êtres absolument identiques, car ils ne feraient alors qu’un. Chaque monade se distingue de toutes les autres par son point de vue unique sur l’univers, faisant de la différence un principe ontologique fondamental.
Hegel et la dialectique de la différence
Georg Wilhelm Friedrich Hegel révolutionne la pensée de la différence dans sa Science de la logique. Il critique la logique de l’entendement qui maintient les différences comme extérieures les unes aux autres, leur opposant la dialectique de la raison qui pense l’identité et la différence dans leur unité.
Pour Hegel, « l’identité et la différence sont des déterminations de la réflexion qui se sont établies comme des essentialités ». La différence n’est pas simple altérité externe mais différence déterminée, négativité qui travaille l’identique de l’intérieur. Cette dialectique culmine dans la contradiction, moteur du développement logique et historique.
La célèbre formule « l’identité de l’identité et de la non-identité » exprime cette pensée spéculative où la différence se révèle intérieure à l’identique, condition de son auto-développement.
Nietzsche et l’affirmation de la différence
Friedrich Nietzsche, dans sa critique de la métaphysique occidentale, réhabilite la différence contre l’identité. Dans La Volonté de puissance, il dénonce l’illusion de l’identité substantielle et affirme que « tout devient, rien n’est ».
La différence nietzschéenne n’est plus négation mais affirmation pure, expression de la volonté de puissance qui se déploie dans la multiplicité des perspectives. L’éternel retour ne répète pas l’identique mais fait revenir la différence comme telle, dans sa singularité irréductible.
Cette pensée de la différence comme affirmation influence profondément la philosophie contemporaine, de Bergson à Deleuze.
Heidegger et la différence ontologique
Martin Heidegger introduit la notion cruciale de « différence ontologique » (ontologische Differenz) entre l’être et l’étant. Cette différence n’est pas une distinction parmi d’autres mais la différence fondamentale qui ouvre l’espace de toute pensée de l’être.
L’oubli de cette différence caractérise selon Heidegger toute l’histoire de la métaphysique occidentale, qui a confondu l’être avec l’étant suprême (Dieu, substance, sujet). La tâche de la pensée consiste à retrouver cette différence originaire, condition de possibilité de toute manifestation de l’être.
Derrida et la différance
Jacques Derrida radicalise la pensée de la différence en inventant le concept de « différance » (avec un ‘a’). Cette différance, ni mot ni concept, désigne le mouvement de différenciation et d’ajournement qui conditionne toute présence et toute signification.
La différance derridienne déconstruit l’opposition classique entre présence et absence, identité et différence. Elle révèle que toute identité est constituée par un jeu de différences, qu’il n’y a jamais de présence pleine mais seulement des traces différentielles.
Cette pensée de la différance influence profondément la philosophie postmoderne et les études littéraires, remettant en question les concepts traditionnels d’origine, de centre et de fondement.
Deleuze et la différence pure
Gilles Deleuze, dans Différence et répétition (1968), développe une philosophie de la « différence pure » libérée de sa subordination à l’identité. Il critique la « représentation » qui ne pense la différence qu’à partir de l’identique, lui opposant une pensée de la différence en soi.
La différence deleuzienne n’est plus négation de l’identique mais production positive de nouveauté. Elle s’exprime dans la répétition créatrice qui fait advenir du jamais-vu, dans le devenir qui défait les identités constituées.
Cette ontologie de la différence trouve ses applications dans une éthique et une politique de la multiplicité, célébrant les devenirs-minoritaires contre les identités majoritaires.
Enjeux contemporains
La pensée contemporaine de la différence irrigue de nombreux domaines : philosophie politique (reconnaissance des différences culturelles), éthique (respect de l’altérité), esthétique (différence et répétition), études de genre (déconstruction des identités sexuelles fixes).
Ces développements posent de nouveaux défis : comment articuler différence et universalité ? Comment éviter le relativisme tout en respectant la multiplicité ? La différence demeure ainsi l’un des concepts les plus vivants et problématiques de la philosophie contemporaine.