Définition
La critique désigne l’examen rationnel et méthodique qui évalue, juge et délimite la portée et les limites d’un objet de connaissance. Du grec kritikos (capable de juger, de discerner), la critique constitue une démarche intellectuelle qui soumet toute prétention à la vérité au tribunal de la raison.
La critique moderne, inaugurée par Kant, devient l’examen des conditions de possibilité et des limites de la connaissance elle-même, révolutionnant la méthode philosophique.
Les Origines Antiques
Les Présocratiques et l’Esprit Critique
Xénophane inaugure l’esprit critique en dénonçant l’anthropomorphisme religieux : « Si les chevaux et les bœufs avaient des mains, ils représenteraient leurs dieux à leur image. »
Cette critique révèle déjà la capacité de prendre distance avec les représentations immédiates.
Socrate et l’Examen Critique
Socrate développe la méthode critique par l’elenchus (réfutation) qui examine les opinions reçues.
L’Ironie Socratique
L’ironie socratique révèle l’ignorance cachée sous les fausses certitudes : « Je sais que je ne sais rien. »
L’Examen de Vie
« Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue » : la critique devient exigence existentielle.
Les Sceptiques et la Critique Systématique
Les Sceptiques (Pyrrhon, Sextus Empiricus) développent une critique systématique de tout dogmatisme par la suspension du jugement (épochè).
Les Tropes Sceptiques
Les dix tropes d’Énésidème et les cinq tropes d’Agrippa organisent méthodiquement la critique des prétentions à la connaissance certaine.
Augustin et la Critique de la Raison
Saint Augustin développe dans Contre les Académiciens une critique de la critique sceptique elle-même.
La Certitude de l’Existence
« Si je me trompe, je suis » : Augustin découvre une certitude qui résiste à la critique sceptique radicale.
La Critique et la Foi
Augustin articule critique rationnelle et foi révélée : « Intellige ut credas, crede ut intelligas » (comprends pour croire, crois pour comprendre).
La Renaissance et l’Esprit Critique
Érasme et la Critique Humaniste
Érasme développe dans l’Éloge de la folie une critique satirique des institutions et des mœurs de son temps.
Montaigne et le Scepticisme Moderne
Michel de Montaigne renouvelle le scepticisme antique dans les Essais par une critique de la présomption humaine.
« Que sais-je ? »
Cette devise exprime un scepticisme méthodique qui relativise toutes les certitudes sans tomber dans le nihilisme.
Bacon et la Critique des Idoles
Francis Bacon développe dans le Novum Organum une critique systématique des obstacles à la connaissance.
Les Quatre Idoles
Idoles de la Tribu (Idola Tribus)
Illusions communes à l’esprit humain : tendance à percevoir plus d’ordre qu’il n’y en a.
Idoles de la Caverne (Idola Specus)
Préjugés individuels liés à l’éducation et aux habitudes personnelles.
Idoles du Forum (Idola Fori)
Confusions engendrées par le langage et la communication sociale.
Idoles du Théâtre (Idola Theatri)
Erreurs issues des systèmes philosophiques et des fausses démonstrations.
La Méthode Inductive
Bacon propose la méthode inductive comme critique de la déduction scolastique stérile.
Descartes et le Doute Méthodique
René Descartes révolutionne la critique dans le Discours de la méthode et les Méditations métaphysiques.
Le Doute Hyperbolique
Descartes soumet toutes ses anciennes opinions à un doute radical et méthodique pour atteindre une première certitude.
L’Hypothèse du Malin Génie
Descartes pousse la critique jusqu’à supposer un « malin génie » qui nous tromperait sur tout, y compris les vérités mathématiques.
La Critique Constructive
Le doute cartésien n’est pas sceptique mais méthodique : il vise à fonder la connaissance sur des bases inébranlables.
Le Critère de l’Évidence
Descartes établit la clarté et la distinction comme critères de vérité issus de l’exercice critique.
Spinoza et la Critique de l’Illusion
Baruch Spinoza développe dans l’Éthique une critique des illusions humaines.
L’Illusion Finaliste
Spinoza critique l’illusion anthropomorphique qui projette des fins humaines sur la nature.
L’Illusion du Libre Arbitre
La critique spinoziste révèle que la croyance au libre arbitre naît de l’ignorance des causes qui nous déterminent.
La Connaissance Adéquate
La critique vise l’accès à la connaissance adéquate qui libère des passions tristes et des illusions.
L’Empirisme et la Critique
Locke et la Critique de l’Innéisme
John Locke critique dans l’Essai sur l’entendement humain la doctrine cartésienne des idées innées.
La Tabula Rasa
L’esprit naît vide de toute connaissance innée : toute idée dérive de l’expérience.
Berkeley et la Critique de la Matière
George Berkeley pousse la critique empiriste jusqu’à nier l’existence de la matière : « esse est percipi« .
Hume et la Critique Radicale
David Hume développe la critique empiriste la plus radicale dans le Traité de la nature humaine.
La Critique de la Causalité
Hume montre que nous n’observons jamais la connexion causale mais seulement la succession des événements.
La Critique de l’Induction
L’inférence inductive ne peut être justifiée rationnellement sans circularité.
La Critique du Moi
L’introspection ne révèle qu’un « faisceau de perceptions » sans substrat permanent.
Kant et la Philosophie Critique
Emmanuel Kant inaugure la philosophie critique moderne avec les trois Critiques.
Le Projet Critique
« Notre époque est l’époque de la critique à laquelle tout doit se soumettre. » Kant soumet la raison elle-même à l’examen critique.
La Question Critique
Kant transforme la question métaphysique « Qu’est-ce qui existe ? » en question critique « Que puis-je connaître ? »
La Critique de la Raison Pure
La Révolution Copernicienne
Kant examine les conditions a priori qui rendent possible l’expérience objective.
Les Limites de la Connaissance
La critique kantienne délimite le domaine légitime de la connaissance au phénomène, excluant le noumène.
L’Illusion Transcendantale
Kant critique la métaphysique dogmatique qui prétend connaître l’inconditionné.
La Critique de la Raison Pratique
Kant examine les conditions de possibilité de la moralité et découvre l’autonomie de la raison pratique.
La Critique de la Faculté de Juger
Kant analyse le jugement esthétique et téléologique comme médiateurs entre nature et liberté.
L’Idéalisme Allemand et la Critique
Fichte et la Critique du Dogmatisme
Johann Gottlieb Fichte critique le « dogmatisme » (réalisme) au profit de l’idéalisme qui fait du Moi le principe de toute réalité.
Schelling et la Critique de la Séparation
Friedrich Schelling critique la séparation kantienne entre nature et esprit, sujet et objet.
Hegel et la Critique de l’Entendement
Georg Wilhelm Friedrich Hegel développe une critique systématique de l’entendement (Verstand) au profit de la raison dialectique (Vernunft).
La Critique de Kant
Hegel reproche à Kant de maintenir l’opposition entre phénomène et chose en soi, fini et infini.
La Dialectique comme Critique
La méthode dialectique est auto-critique : chaque détermination engendre sa propre critique interne.
Marx et la Critique de l’Économie Politique
Karl Marx révolutionne la critique en l’appliquant aux rapports sociaux.
La Critique de l’Idéologie
Marx développe dans L’Idéologie allemande une critique matérialiste de l’idéologie comme « fausse conscience. »
Le Capital comme Critique
Le sous-titre du Capital (« Critique de l’économie politique ») révèle l’intention : critiquer les catégories de l’économie bourgeoise.
La Critique du Fétichisme
Marx critique l’illusion qui fait apparaître les rapports sociaux comme des rapports entre choses.
La Critique Révolutionnaire
La critique marxiste vise non seulement la compréhension mais la transformation révolutionnaire de la société.
Nietzsche et la Critique Généalogique
Friedrich Nietzsche développe une nouvelle forme de critique dans La Généalogie de la morale.
La Critique des Valeurs
Nietzsche soumet les valeurs morales elles-mêmes à la critique : « Que valent nos valeurs ? »
La Méthode Généalogique
La généalogie révèle l’origine « trop humaine » des valeurs prétendument éternelles.
La Critique de la Vérité
Nietzsche critique l’idéal de vérité lui-même comme symptôme de décadence.
L’École de Francfort et la Théorie Critique
Horkheimer et la Raison Instrumentale
Max Horkheimer développe dans Dialectique de la raison (avec Adorno) une critique de la raison instrumentale.
La Critique de l’Aufklärung
Les Lumières se retournent en leur contraire : la raison instrumentale produit la barbarie moderne.
Adorno et la Dialectique Négative
Theodor Adorno propose une dialectique négative qui refuse la réconciliation hégélienne.
La Critique de l’Identité
Adorno critique la logique d’identité qui réduit le non-identique au même.
Marcuse et la Critique de la Société
Herbert Marcuse critique dans L’Homme unidimensionnel la société de consommation qui intègre et neutralise la critique.
Habermas et la Critique Reconstructive
Jürgen Habermas propose une critique reconstructive qui dégage les potentiels émancipateurs de la modernité.
La Raison Communicationnelle
Habermas critique la réduction de la raison à l’instrumentalité et révèle sa dimension communicationnelle.
Foucault et la Critique Archéologique
Michel Foucault développe une méthode critique originale dans L’Archéologie du savoir.
L’Archéologie des Discours
Foucault analyse les conditions historiques de possibilité des discours de savoir.
La Critique du Sujet
Foucault critique l’anthropologie philosophique et montre la constitution historique du sujet.
La Généalogie du Pouvoir
Dans sa période généalogique, Foucault analyse les mécanismes de pouvoir qui produisent les sujets.
Derrida et la Déconstruction
Jacques Derrida développe la déconstruction comme forme radicale de critique.
La Critique de la Métaphysique
La déconstruction révèle les présupposés non critiqués de la métaphysique occidentale.
La Différance
Derrida montre que tout concept porte en lui sa propre déconstruction par le jeu de la différance.
La Critique de la Présence
Derrida critique le « logocentrisme » occidental fondé sur la privilège de la présence.
Deleuze et la Critique Créatrice
Gilles Deleuze propose une conception créatrice de la critique dans Nietzsche et la philosophie.
La Critique comme Création
La vraie critique ne juge pas mais crée de nouvelles valeurs et de nouveaux concepts.
La Critique de la Représentation
Deleuze critique la logique de la représentation au profit d’une pensée de l’immanence et de la différence.
Types de Critique
Critique Dogmatique
Critique qui s’appuie sur des principes non questionnés pour juger son objet.
Critique Sceptique
Critique qui révèle l’impossibilité de la connaissance certaine.
Critique Transcendantale
Critique qui examine les conditions a priori de possibilité de son objet.
Critique Dialectique
Critique qui révèle les contradictions internes de son objet.
Critique Généalogique
Critique qui révèle la genèse historique et les conditions d’émergence de son objet.
Critique Déconstructive
Critique qui révèle l’instabilité interne des concepts et des oppositions.
Fonctions de la Critique
Fonction Négative
La critique délimite, exclut, révèle les erreurs et les illusions.
Fonction Positive
La critique ouvre de nouveaux domaines, révèle des possibilités inédites.
Fonction Émancipatrice
La critique libère des préjugés, des dominations, des aliénations.
Fonction Créatrice
La critique engendre de nouveaux concepts, de nouvelles valeurs, de nouvelles formes de vie.
La critique demeure l’âme de la philosophie moderne qui refuse l’autorité de la tradition au profit de l’examen rationnel. Elle révèle la capacité humaine de prendre distance avec l’immédiat pour le soumettre au tribunal de la raison, constituant ainsi l’essence même de l’Aufklärung et de l’émancipation intellectuelle.