Définition
Le cogito désigne l’argument cartésien « je pense, donc je suis » (cogito ergo sum) qui établit l’existence du sujet pensant comme première certitude indubitable. Cette formule latine condensée exprime la découverte que l’acte même de douter confirme l’existence de celui qui doute.
Le cogito constitue le fondement de la philosophie moderne du sujet et révolutionne la méthode philosophique en partant de la certitude de la conscience de soi plutôt que de l’être objectif.
Les Antécédents Historiques
Augustin et la Certitude Existentielle
Saint Augustin formule dans La Cité de Dieu un argument analogue : « Si je me trompe, je suis » (Si fallor, sum). Cette antériorité augustinienne influence la conception cartésienne.
Le Contexte Théologique
Chez Augustin, cette certitude s’inscrit dans une démarche théologique : l’âme découvre sa propre existence avant de s’élever vers Dieu.
Les Sceptiques et l’Épochè
Les sceptiques antiques (Sextus Empiricus) suspendent le jugement sur toute réalité extérieure, préparant indirectement la découverte cartésienne de la certitude du moi.
Descartes et l’Élaboration du Cogito
Le Discours de la Méthode (1637)
René Descartes formule d’abord le cogito en français dans le Discours : « Je pense, donc je suis » apparaît comme conclusion du doute méthodique.
Le Contexte du Doute
Descartes doute de tout ce qui peut être révoqué en doute : sens, corps, monde extérieur, vérités mathématiques (hypothèse du malin génie).
L’Évidence Irréfragable
« Mais aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. »
Les Méditations Métaphysiques (1641)
Dans les Méditations, Descartes approfondit l’analyse du cogito sans utiliser explicitement la formule syllogistique.
La Deuxième Méditation
« Je suis, j’existe : cela est certain. Mais combien de temps ? À savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais entièrement de penser, que je cesserais en même temps entièrement d’être. »
L’Immédiateté de l’Intuition
Dans les Méditations, le cogito apparaît moins comme déduction que comme intuition immédiate de l’existence par la pensée.
Les Principes de la Philosophie (1644)
Descartes explicite la formule latine « Cogito ergo sum » et précise sa nature logique.
La Première Vérité
« Cette vérité : je pense, donc je suis, est si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques ne sont pas capables de l’ébranler. »
La Structure du Cogito
L’Acte Réflexif
Le cogito révèle la structure réflexive de la conscience : la pensée se saisit elle-même dans l’acte de se penser.
La Coïncidence de l’Être et de la Pensée
Dans le cogito, être et penser coïncident parfaitement : je ne peux penser sans être, ni être (en tant que res cogitans) sans penser.
L’Individualité du Sujet
Le cogito fonde l’individualité : c’est moi qui pense, cette existence est mienne, singulière, irremplaçable.
La Temporalité de l’Existence
L’existence révélée par le cogito est temporelle : « j’existe tant que je pense. » Cette limitation temporelle distingue le cogito de l’être éternel.
Le Statut Logique du Cogito
Intuition ou Déduction ?
Descartes hésite sur le statut logique du cogito. Est-ce une déduction (donc je suis) ou une intuition immédiate de l’existence pensante ?
La Position de Descartes
Dans les Réponses aux Objections, Descartes précise que le cogito est une « connaissance simple » plutôt qu’un syllogisme démonstratif.
La Majeure Implicite
La forme syllogistique complète serait : « Tout ce qui pense existe / Je pense / Donc j’existe. » Mais cette majeure présupposerait déjà la connaissance de l’existence.
L’Évidence Immédiate
Le cogito s’impose avec une évidence immédiate qui ne dépend d’aucune démonstration préalable. Cette immédiateté fonde sa certitude absolue.
Les Objections Classiques
L’Objection de Gassendi
Pierre Gassendi objecte qu’on pourrait dire de même : « Je me promène, donc je suis. » Pourquoi privilégier la pensée ?
La Réponse Cartésienne
Descartes répond que la promenade peut être illusoire (rêve, hallucination) tandis que la pensée du doute est indubitablement réelle.
L’Objection de Hobbes
Thomas Hobbes conteste l’identification du moi à la pensée : le cogito ne prouve que l’existence d’une pensée, non d’une substance pensante.
L’Objection de Lichtenberg
Georg Christoph Lichtenberg critique plus radicalement : on devrait dire « il pense » (comme « il pleut ») plutôt que « je pense. » Le cogito présupposerait illégitimement l’existence d’un sujet.
Le Cogito et la Substance
La Res Cogitans
Du cogito, Descartes déduit que je suis une « chose qui pense » (res cogitans), substance dont l’essence est la pensée.
L’Indépendance du Corps
Le cogito révèle que je peux concevoir mon existence sans corps, suggérant la distinction réelle âme-corps.
Les Modes de la Pensée
Descartes énumère les modes de la pensée : douter, comprendre, affirmer, nier, vouloir, ne vouloir pas, imaginer, sentir.
Les Prolongements du Cogito
La Reconstruction de la Connaissance
À partir du cogito, Descartes reconstruit l’édifice de la connaissance : existence de Dieu, distinction âme-corps, vérité des idées claires et distinctes.
La Garantie Divine
Dieu garantit la vérité de nos idées claires et distinctes, évitant l’enfermement solipsiste du cogito.
Le Critère de Vérité
Le cogito fournit le modèle de toute vérité certaine : clarté et distinction de l’idée.
Malebranche et la Vision en Dieu
Nicolas Malebranche critique le cogito cartésien dans la Recherche de la vérité.
L’Ignorance de Soi
Malebranche soutient que nous ne nous connaissons pas par idée claire mais seulement par sentiment intérieur confus.
La Connaissance en Dieu
Seule la « vision en Dieu » procure une connaissance claire, y compris de nous-mêmes. Le cogito ne révèle qu’un sentiment obscur.
Spinoza et la Critique de la Substantialité
Baruch Spinoza transforme radicalement le cogito dans l’Éthique.
L’Illusion Substantialiste
Pour Spinoza, le cogito révèle un mode de la substance unique, non une substance pensante indépendante.
La Conscience comme Effet
La conscience de soi résulte de l’activité corporelle : « L’esprit humain ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps. »
Locke et l’Identité Personnelle
John Locke transforme le cogito en problème de l’identité personnelle dans l’Essai sur l’entendement humain.
La Conscience et l’Identité
L’identité personnelle ne réside pas dans la substance mais dans la continuité de la conscience et de la mémoire.
La Critique de la Substance
Locke doute que nous ayons une idée claire de la substance pensante. Le cogito ne prouve que l’existence d’actes de pensée.
Hume et la Dissolution du Moi
David Hume pousse la critique empiriste jusqu’à dissoudre le moi du cogito dans le Traité de la nature humaine.
L’Introspection Empirique
Hume n’observe par introspection qu’un « faisceau de perceptions » sans substrat permanent. Il n’y a pas d’impression du moi.
L’Illusion de l’Identité
L’identité du moi résulte de l’association des idées et de l’imagination, non d’une substance pensante.
Kant et le Je Transcendantal
Emmanuel Kant renouvelle le cogito dans la Critique de la raison pure avec le « je pense » transcendantal.
L’Aperception Transcendantale
« Le : Je pense, doit pouvoir accompagner toutes mes représentations » : condition formelle de l’unité de l’expérience.
La Fonction Unificatrice
Le je transcendantal unifie la diversité des représentations en une expérience cohérente, sans être lui-même objet de connaissance.
La Critique des Paralogismes
Kant critique les paralogismes de la psychologie rationnelle qui prétendent déduire du cogito la simplicité, l’identité et la spiritualité de l’âme.
L’Illusion Transcendantale
Confondre le je logique (fonction) avec un je ontologique (substance) constitue une illusion transcendantale.
Fichte et le Moi Absolu
Johann Gottlieb Fichte radicalise le cogito dans la Doctrine de la science.
L’Auto-position du Moi
« Le Moi se pose lui-même » : principe absolu qui fonde toute réalité. Le cogito devient acte créateur originaire.
La Philosophie Pratique
Chez Fichte, le cogito révèle la liberté créatrice du Moi qui pose le monde comme obstacle nécessaire à son action morale.
Hegel et la Conscience de Soi
Georg Wilhelm Friedrich Hegel dialectise le cogito dans la Phénoménologie de l’esprit.
La Reconnaissance
La conscience de soi ne se constitue que par la reconnaissance mutuelle : « Une conscience de soi est pour une conscience de soi. »
L’Esprit comme Médiation
Le cogito individuel se dépasse dans l’Esprit objectif et absolu, dépassant la subjectivité abstraite.
Les Critiques Contemporaines
Nietzsche et l’Illusion Grammaticale
Friedrich Nietzsche dénonce le cogito comme illusion grammaticale dans Par-delà bien et mal.
La Critique du Sujet
« Une pensée vient quand ‘elle’ veut, et non quand ‘je’ veux. » Le cogito projette abusivement la grammaire du sujet sur l’expérience.
Husserl et l’Ego Transcendantal
Edmund Husserl renouvelle le cogito par la réduction phénoménologique dans les Méditations cartésiennes.
L’Évidence Apodictique
L’ego transcendantal constitue le seul domaine d’évidence apodictique, fondement de toute connaissance phénoménologique.
Heidegger et la Critique du Subjectivisme
Martin Heidegger critique dans Être et Temps le cogito comme origine du subjectivisme métaphysique.
L’Être-au-Monde
Le Dasein n’est pas d’abord conscience isolée mais être-au-monde toujours-déjà en relation avec les étants.
Sartre et le Cogito Préréflexif
Jean-Paul Sartre distingue dans L’Être et le Néant cogito réflexif et cogito préréflexif.
La Conscience Non-Thétique
La conscience est d’abord conscience non-thétique (de) soi, condition de possibilité du cogito réflexif thématique.
Débats Contemporains
Les Sciences Cognitives
Les neurosciences questionnent l’unité du moi révélée par le cogito, révélant la multiplicité des processus cérébraux.
L’Intelligence Artificielle
L’IA soulève la question : une machine peut-elle dire « je pense » ? Le cogito implique-t-il nécessairement la conscience subjective ?
La Philosophie de l’Esprit
Le « problème difficile » de la conscience renouvelle l’interrogation sur le statut du cogito comme accès privilégié à la réalité mentale.
Le cogito demeure l’une des découvertes philosophiques les plus influentes, inaugurant la modernité par le primat de la subjectivité. Il continue d’interroger la nature de la conscience, de l’identité personnelle et du rapport entre pensée et existence dans les débats contemporains sur l’esprit et la connaissance.