Définition
La chose en soi (Ding an sich) désigne chez Kant la réalité telle qu’elle existe indépendamment de nos facultés de connaissance, par opposition au phénomène qui est cette même réalité telle qu’elle nous apparaît. Cette distinction fondamentale limite la connaissance humaine au domaine phénoménal tout en préservant la réalité nouménale comme horizon de la pensée.
La chose en soi constitue l’une des notions les plus controversées de la philosophie kantienne, articulant les limites de la connaissance théorique et les exigences de la raison pratique.
Les Antécédents Historiques
Platon et le Monde Intelligible
Platon distingue déjà dans la République le monde sensible (copies imparfaites) du monde intelligible (Idées éternelles). Cette dualité préfigure l’opposition kantienne phénomène/chose en soi.
Locke et les Qualités Premières
John Locke oppose dans l’Essai sur l’entendement humain les qualités premières (objectives) aux qualités secondes (subjectives), suggérant une réalité indépendante de la perception.
Berkeley et l’Idéalisme
George Berkeley critique cette distinction : « esse est percipi » (être c’est être perçu). Cette critique influence Kant qui cherche à préserver la réalité objective sans tomber dans l’idéalisme berkeleyien.
Kant et l’Élaboration du Concept
La Révolution Copernicienne
Emmanuel Kant développe la distinction chose en soi/phénomène dans la Critique de la raison pure comme solution au conflit entre dogmatisme et scepticisme.
Le Problème de Hume
Hume a montré l’impossibilité de justifier la connaissance objective par l’expérience seule. Kant résout ce problème en montrant que l’objectivité vient des structures a priori de l’esprit.
L’Idéalisme Transcendantal
Kant propose un « idéalisme transcendantal » : nous ne connaissons que des phénomènes (idéalisme) mais ceux-ci correspondent à des objets réels (réalisme empirique).
La Distinction Fondamentale
Le Phénomène (Phaenomenon)
Le phénomène est l’objet tel qu’il apparaît sous les conditions de notre sensibilité (espace et temps) et de notre entendement (catégories).
La Chose en Soi (Noumenon)
La chose en soi est l’objet pensé indépendamment des conditions de notre connaissance. Elle est « intelligible » mais non connaissable par l’entendement humain.
Les Fonctions de la Chose en Soi
Fonction Limitative
La chose en soi limite nos prétentions cognitives : nous ne connaissons que des apparences, non l’être en soi.
Fonction Fondatrice
Elle fonde la réalité objective des phénomènes : ceux-ci ne sont pas de pures illusions mais des manifestations de quelque chose de réel.
Fonction Régulatrice
Elle oriente la recherche vers une connaissance toujours plus complète tout en rappelant ses limites essentielles.
Les Difficultés de la Doctrine
Le Problème de l’Affection
Comment la chose en soi peut-elle « affecter » notre sensibilité si la causalité ne s’applique qu’aux phénomènes ? Cette difficulté traverse tout le kantisme.
L’Inconnaissable Connu
Comment Kant peut-il affirmer l’existence de la chose en soi s’il déclare qu’elle est inconnaissable ? Cette objection révèle une tension interne au système.
L’Unité ou la Pluralité
Y a-t-il une ou plusieurs choses en soi ? Kant reste ambigu sur cette question cruciale pour comprendre le statut ontologique de la distinction.
Les Usages Pratiques de la Chose en Soi
La Liberté Nouménale
Dans la Critique de la raison pratique, Kant fait de la liberté une causalité nouménale qui échappe au déterminisme phénoménal.
L’Antinomie de la Liberté
La troisième antinomie de la raison pure révèle le conflit entre déterminisme naturel et liberté morale. La distinction nouménal/phénoménal résout ce conflit.
Le Caractère Intelligible
Chaque être raisonnable possède un « caractère intelligible » (nouménal) libre et un « caractère empirique » (phénoménal) déterminé.
Les Postulats Pratiques
La raison pratique postule l’existence nouménale de Dieu, de la liberté et de l’immortalité de l’âme comme conditions du souverain bien.
Fichte et l’Abandon de la Chose en Soi
Johann Gottlieb Fichte critique dans la Doctrine de la science la chose en soi comme résidu dogmatique incompatible avec l’idéalisme critique.
L’Inconséquence de Kant
Fichte reproche à Kant d’introduire subrepticement un réalisme dogmatique avec la chose en soi affectante.
Le Moi Absolu
Fichte remplace la chose en soi par l’activité créatrice du Moi absolu qui pose le Non-Moi comme limite nécessaire à sa propre réflexion.
L’Idéalisme Subjectif
Cette suppression de la chose en soi conduit Fichte vers un idéalisme subjectif que Kant récusait explicitement.
Schelling et la Nature en Soi
Friedrich Schelling tente dans la Philosophie de la nature de connaître positivement les choses en soi par l’intuition intellectuelle.
L’Identité Nature-Esprit
Schelling postule l’identité originaire de la nature et de l’esprit, rendant possible une connaissance directe de l’absolu.
La Critique Kantienne
Cette prétention à connaître l’absolu contredit directement les limites établies par la critique kantienne.
Hegel et la Critique Dialectique
Georg Wilhelm Friedrich Hegel développe dans la Phénoménologie de l’esprit la critique la plus systématique de la chose en soi.
L’Apparence Essentielle
Pour Hegel, l’essence apparaît nécessairement : il n’y a pas d’être caché derrière l’apparence. L’essence est son propre paraître.
La Contradiction Interne
Hegel montre que la chose en soi se contredit : elle est posée comme indéterminée mais cette indétermination même est une détermination.
L’Identité de l’Être et du Paraître
La dialectique hégélienne réconcilie être et paraître : le vrai est le déploiement total de l’Esprit, sans reste nouménal.
Schopenhauer et la Volonté
Arthur Schopenhauer identifie dans Le Monde comme volonté et représentation la chose en soi à la Volonté.
La Volonté comme Essence
La Volonté aveugle et irrationnelle constitue l’en-soi du monde phénoménal des représentations.
L’Accès Privilégié
Contrairement à Kant, Schopenhauer prétend que nous avons un accès direct à la chose en soi par l’expérience interne de notre corps.
L’Art et l’Ascèse
L’art et l’ascèse permettent de s’affranchir temporairement de la Volonté et d’atteindre la contemplation pure des Idées.
Le Néokantisme et l’Interprétation
L’École de Marbourg
Hermann Cohen et l’École de Marbourg éliminent la chose en soi comme concept limite sans réalité. La connaissance ne porte que sur les relations entre phénomènes.
L’École de Bade
Wilhelm Windelband et l’École de Bade conservent la chose en soi comme idée régulatrice orientant la recherche vers la complétude.
Cassirer et les Formes Symboliques
Ernst Cassirer transforme la chose en soi en horizon des formes symboliques qui médiatisent notre rapport au réel.
Husserl et la Phénoménologie
Edmund Husserl contourne le problème de la chose en soi par la réduction phénoménologique dans les Idées directrices.
L’Épochè Phénoménologique
Husserl « met entre parenthèses » l’existence du monde pour se concentrer sur les structures intentionnelles de la conscience.
Les Choses Mêmes
La phénoménologie prétend « aller aux choses mêmes » (zu den Sachen selbst) sans poser la question métaphysique de l’en-soi.
Heidegger et l’Être-en-Soi
Martin Heidegger transforme radicalement la problématique dans Être et Temps.
La Critique de la Chose
Heidegger critique l’orientation « chosiste » de la métaphysique traditionnelle qui manque l’être authentique du Dasein.
L’Être-au-Monde
Le Dasein n’est pas enfermé dans ses représentations mais toujours-déjà « être-au-monde » en relation directe avec les étants.
L’Oubli de l’Être
La problématique de la chose en soi révèle l’oubli de la différence ontologique entre être et étant qui caractérise la métaphysique.
Sartre et l’En-Soi
Jean-Paul Sartre développe dans L’Être et le Néant une ontologie de l’en-soi et du pour-soi.
L’En-Soi Massif
L’en-soi sartrien est pure positivité massive, identité absolue sans fissure : « L’être est ce qu’il est. »
L’Opposition au Pour-Soi
Le pour-soi (conscience) se définit par la négation : il est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est.
Le Projet Impossible
Le pour-soi aspire vainement à devenir en-soi-pour-soi, projet contradictoire qui définit la condition humaine.
La Philosophie Analytique
Strawson et la Métaphysique Descriptive
Peter Strawson critique dans Les Individus la notion de chose en soi comme pseudo-problème généré par les confusions conceptuelles.
Putnam et le Réalisme Interne
Hilary Putnam propose un « réalisme interne » qui évite tant le réalisme métaphysique (choses en soi) que l’antiréalisme relativiste.
Débats Contemporains
Le Réalisme Scientifique
Le débat entre réalistes et antiréalistes en philosophie des sciences repose largement sur l’acceptation ou le rejet des « choses en soi » scientifiques.
L’Émergence et la Réduction
Les théories de l’émergence questionnent s’il existe des « niveaux d’être » irréductibles ou si tout se réduit au niveau physique fondamental.
La Conscience et l’Accès Privilégié
Le problème difficile de la conscience repose sur la question de savoir si nous avons un accès privilégié à notre propre « en-soi » mental.
Interprétations de la Chose en Soi
Interprétation Ontologique
La chose en soi existe réellement indépendamment de nous mais demeure inconnaissable.
Interprétation Épistémologique
La chose en soi est un concept limite qui marque les bornes de la connaissance humaine.
Interprétation Méthodologique
La chose en soi fonctionne comme principe régulateur qui oriente la recherche vers l’objectivité.
Interprétation Sémantique
La chose en soi résulte d’une confusion linguistique sur l’usage des concepts.
La chose en soi demeure l’une des notions les plus débattues de la philosophie moderne. Elle cristallise les tensions entre réalisme et idéalisme, connaissance et existence, finitude humaine et exigence d’absolu. Sa postérité révèle la fécondité d’un concept qui continue d’interroger les rapports entre pensée et réalité.