Définition
La causalité désigne la relation par laquelle un phénomène (la cause) produit ou détermine un autre phénomène (l’effet). Cette notion fondamentale articule nécessité et succession temporelle dans l’explication des événements naturels et humains.
La causalité constitue l’un des principes organisateurs de la connaissance et de l’action, permettant de comprendre, prédire et maîtriser les phénomènes en identifiant leurs conditions de production.
Les Présocratiques et l’Explication Rationnelle
Le Passage du Mythe au Logos
Les premiers philosophes grecs substituent l’explication causale aux récits mythologiques. Thalès explique les phénomènes par l’eau, Anaximène par l’air, cherchant des principes naturels plutôt que des interventions divines.
Héraclite et le Logos
Héraclite introduit le concept de logos comme principe causal universel qui gouverne les transformations cosmiques selon une nécessité rationnelle.
Anaxagore et l’Intelligence Ordonnatrice
Anaxagore postule le nous (intelligence) comme cause première qui met en ordre le chaos primitif, préfigurant la distinction entre causes efficientes et finales.
Aristote et la Doctrine des Quatre Causes
Aristote développe dans la Physique et la Métaphysique la théorie la plus influente de la causalité antique.
Les Quatre Causes
Cause Matérielle (hylê)
Ce en quoi une chose est faite : le bronze pour la statue, le bois pour la table.
Cause Formelle (morphê ou eidos)
Ce qui détermine l’essence : la forme de la statue, la structure de la table.
Cause Efficiente (to kinoun)
Ce qui produit le changement : le sculpteur, l’artisan.
Cause Finale (telos)
Le but vers lequel tend le processus : la beauté de la statue, l’utilité de la table.
L’Exemple de la Santé
Aristote illustre sa doctrine : pour comprendre pourquoi quelqu’un se promène, il faut connaître :
- La cause matérielle : le corps
- La cause formelle : l’activité de marche
- La cause efficiente : la volonté
- La cause finale : retrouver la santé
La Causalité Naturelle
Dans la nature, les quatre causes coïncident souvent : la forme, l’efficience et la fin de la croissance d’un chêne résident dans sa nature même.
Le Principe de Causalité
« Tout ce qui est mû est mû par autre chose » : Aristote établit que tout changement exige une cause actuelle distincte.
Le Premier Moteur
La série causale ne peut remonter à l’infini : il faut un Premier Moteur immobile, acte pur qui meut sans être mû.
Les Stoïciens et le Déterminisme
Chrysippe et l’Enchaînement Causal
Chrysippe développe une conception déterministe : tous les événements sont liés par un enchaînement causal nécessaire (heimarmenê).
Le Destin et la Liberté
Les Stoïciens concilient déterminisme causal et responsabilité morale : nous sommes libres quand nos actions procèdent de notre nature rationnelle.
L’Analogie du Cylindre
Chrysippe compare l’action humaine à un cylindre : la poussée externe (circonstances) et la forme interne (caractère) déterminent conjointement le mouvement.
La Scolastique et la Causalité Divine
Thomas d’Aquin et les Preuves de Dieu
Thomas d’Aquin fonde ses preuves de l’existence de Dieu sur le principe de causalité dans la Somme théologique.
La Première Voie : le Mouvement
Tout ce qui est mû est mû par autre chose. Cette série causale remonte nécessairement à un Premier Moteur immobile : Dieu.
La Deuxième Voie : la Causalité Efficiente
Toute cause efficiente est causée par une autre. Cette série ne pouvant être infinie, il faut une Première Cause efficiente : Dieu.
La Causalité Analogique
Thomas distingue la causalité univoque (entre créatures) de la causalité analogique (entre Dieu et les créatures).
Duns Scot et l’Univocité
Jean Duns Scot conteste l’analogie thomiste et défend l’univocité de l’être et de la causalité, préparant la conception moderne.
La Révolution Mécaniste
Descartes et la Causalité Mécanique
René Descartes révolutionne la conception de la causalité dans les Principes de la philosophie.
L’Élimination des Causes Finales
Descartes rejette les causes finales de la physique : nous ne pouvons connaître les desseins de Dieu. Seules les causes efficientes sont scientifiquement légitimes.
Les Lois du Mouvement
Descartes formule les lois de conservation du mouvement qui expliquent tous les phénomènes physiques par contact mécanique.
Le Problème de l’Interaction
Comment l’âme immatérielle peut-elle causer des mouvements corporels ? Ce problème traverse tout le cartésianisme.
Spinoza et le Nécessitarisme
Baruch Spinoza radicalise le mécanisme dans l’Éthique.
La Nécessité Universelle
« Dans la nature, il n’y a rien de contingent, mais tout est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à opérer d’une façon déterminée. »
L’Immanence Causale
Dieu n’est pas cause transitive mais immanente : il est la nature naturante (natura naturans) qui se déploie dans la nature naturée (natura naturata).
L’Élimination du Libre Arbitre
Spinoza nie le libre arbitre : nos actions résultent nécessairement de causes antérieures selon les lois naturelles.
Leibniz et l’Harmonie Préétablie
Gottfried Wilhelm Leibniz résout le problème de l’interaction par l’harmonie préétablie.
Les Monades et la Causalité
Les monades n’interagissent pas causalement mais évoluent selon leur programme interne en harmonie avec toutes les autres.
La Raison Suffisante
Leibniz formule le principe de raison suffisante : « Rien n’arrive sans qu’il y ait une raison déterminante. »
Hume et la Critique de la Causalité
David Hume révolutionne la conception de la causalité dans le Traité de la nature humaine et l’Enquête sur l’entendement humain.
La Critique de la Nécessité Causale
Hume montre que nous n’observons jamais la nécessité causale mais seulement la succession constante des événements.
L’Analyse de l’Expérience
Quand nous voyons une boule de billard en frapper une autre, nous observons :
- Contiguïté : proximité spatiale
- Succession : priorité temporelle
- Conjonction constante : répétition de la séquence
Mais nous n’observons aucune « force » ou « nécessité » causale.
L’Habitude et la Croyance
L’idée de causalité naît de l’habitude : après avoir observé des successions répétées, nous attendons que A soit suivi de B.
Le Problème de l’Induction
Hume révèle que l’inférence causale ne peut être justifiée rationnellement : présupposer l’uniformité de la nature revient à raisonner circulairement.
La Solution Sceptique
Hume propose une « solution sceptique » : nous ne pouvons justifier la causalité mais ne pouvons nous empêcher d’y croire par instinct naturel.
Kant et la Causalité Transcendantale
Emmanuel Kant répond à Hume dans la Critique de la raison pure en faisant de la causalité une catégorie a priori de l’entendement.
La Révolution Copernicienne
Kant montre que la causalité n’est pas dans les objets mais dans la structure de notre esprit qui organise l’expérience.
La Déduction Transcendantale
La causalité est condition de possibilité de l’expérience objective : sans elle, nous n’aurions qu’un flux chaotique de sensations.
Le Schème de la Causalité
Le schème temporel de la causalité est la succession irréversible : A précède toujours B dans une séquence causale.
Les Analogies de l’Expérience
La deuxième analogie établit : « Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison de la cause et de l’effet. »
La Causalité Nouménale
Kant préserve la liberté en postulant une causalité nouménale (intelligible) distincte de la causalité phénoménale (sensible).
L’Idéalisme Allemand
Fichte et la Causalité du Moi
Johann Gottlieb Fichte fait du Moi absolu la cause originaire qui se pose et pose le Non-Moi.
Schelling et la Causalité Naturelle
Friedrich Schelling développe une philosophie de la nature où la causalité mécanique se spiritualise progressivement.
Hegel et la Causalité Dialectique
Georg Wilhelm Friedrich Hegel transforme la causalité en processus dialectique dans la Science de la logique.
Cause et Effet comme Moments
Cause et effet ne sont pas des termes fixes mais des moments d’un processus où chacun passe dans l’autre.
L’Action Réciproque
Hegel dépasse la causalité unilatérale par l’action réciproque (Wechselwirkung) : A cause B qui rétroagit sur A.
Mill et la Logique Inductive
John Stuart Mill systématise l’induction causale dans le Système de logique.
Les Méthodes de Mill
Méthode de Concordance
Si A est le seul facteur commun à plusieurs cas où se produit B, alors A est cause de B.
Méthode de Différence
Si B se produit quand A est présent et ne se produit pas quand A est absent, alors A est cause de B.
Méthode des Résidus
Si on soustrait de B les effets des causes connues, le résidu est l’effet de la cause inconnue.
Méthode des Variations Concomitantes
Si A varie et que B varie corrélativement, A et B sont causalement liés.
La Pluralité des Causes
Mill reconnaît qu’un même effet peut résulter de causes différentes, compliquant l’inférence causale.
Nietzsche et la Critique de la Causalité
Friedrich Nietzsche critique radicalement la causalité dans Par-delà bien et mal.
L’Illusion Causale
La causalité résulte d’une projection anthropomorphique : nous projetons notre expérience de la volonté sur la nature.
La Volonté de Puissance
Nietzsche propose de substituer à la causalité mécanique la volonté de puissance comme principe d’interprétation plus fondamental.
La Physique Moderne et la Causalité
La Relativité
Albert Einstein relativise la simultanéité et redéfinit la causalité : aucun signal ne peut se propager plus vite que la lumière.
La Mécanique Quantique
La mécanique quantique introduit l’indéterminisme : certains événements (désintégration radioactive) n’ont pas de cause déterminante.
Le Principe d’Incertitude
Werner Heisenberg montre l’impossibilité de connaître simultanément position et vitesse d’une particule, limitant la prédictibilité causale.
L’Interprétation de Copenhague
Niels Bohr et l’École de Copenhague interprètent la mécanique quantique comme révélant les limites de la causalité classique.
La Philosophie Analytique
Russell et les Lois Fonctionnelles
Bertrand Russell propose dans « De la causalité » de remplacer la causalité par des lois fonctionnelles mathématiques.
La Théorie Régulariste
La conception humienne renaît sous forme de « théorie régulariste » : les lois causales sont des régularités universelles.
Les Conditionnels Contrefactuels
David Lewis analyse la causalité par les conditionnels contrefactuels : « Si A n’avait pas eu lieu, B n’aurait pas eu lieu. »
La Causalité Contemporaine
Mackie et les Conditions INUS
John Mackie définit les causes comme conditions INUS : Insufficient but Necessary parts of Unnecessary but Sufficient conditions.
La Causalité Probabiliste
Patrick Suppes développe une conception probabiliste : A est cause de B si P(B|A) > P(B).
Woodward et la Causalité Manipulative
James Woodward définit la causalité par la manipulation : A est cause de B si manipuler A permet de contrôler B.
Types de Causalité
Causalité Efficiente vs Formelle
La distinction aristotélicienne persiste entre causation par action (efficiente) et par structure (formelle).
Causalité Descendante vs Ascendante
Les systèmes complexes posent la question de la causalité descendante : les propriétés émergentes peuvent-elles causer des événements aux niveaux inférieurs ?
Causalité Mentale
Comment les états mentaux peuvent-ils causer des comportements ? Ce problème traverse la philosophie de l’esprit.
Causalité Sociale
Les faits sociaux (institutions, normes) ont-ils un pouvoir causal autonome ou se réduisent-ils aux actions individuelles ?
Débats Contemporains
Le Réductionnisme
La causalité se réduit-elle aux lois physiques fondamentales ou existe-t-il des niveaux causaux autonomes ?
L’Émergence
Comment articuler causalité ascendante (des parties vers le tout) et descendante (du tout vers les parties) ?
La Temporalité
La causalité exige-t-elle nécessairement la succession temporelle ou peut-elle être simultanée ?
La causalité demeure l’un des concepts les plus fondamentaux et problématiques de la philosophie et des sciences. Elle articule nos intuitions sur l’ordre naturel et nos exigences d’explication rationnelle, tout en révélant les limites de notre compréhension de la nécessité naturelle et de l’action humaine.