Définition
La casuistique désigne la méthode qui résout les problèmes moraux en analysant des cas particuliers et en appliquant des principes généraux aux situations concrètes. Du latin casus (cas, événement), cette discipline étudie les « cas de conscience » pour déterminer la conduite à tenir dans des circonstances spécifiques où les règles morales semblent insuffisantes ou contradictoires.
La casuistique articule universalité des principes éthiques et singularité des situations, constituant une forme de raisonnement moral pratique qui dépasse l’application mécanique des règles.
Les Origines Antiques
Aristote et la Prudence
Aristote pose dans l’Éthique à Nicomaque les bases de la réflexion casuistique avec la phronesis (prudence). Cette vertu intellectuelle permet de délibérer correctement sur les actions particulières.
L’Universalité et le Particulier
Aristote montre que l’action morale ne peut se déduire automatiquement de principes universels : « Il appartient à l’homme d’expérience de voir juste dans chaque genre de choses. »
L’Équité
L’epieikeia (équité) corrige la loi universelle quand son application stricte produirait une injustice dans le cas particulier.
Les Juristes Romains
Le droit romain développe une méthode casuistique pour adapter les principes juridiques aux situations concrètes. Les responsa des jurisconsultes analysent des cas particuliers et créent une jurisprudence.
La Casuistique Chrétienne Primitive
Les Pères de l’Église
Saint Augustin et les Pères développent une casuistique pastorale pour guider la confession et la pénitence. Cette pratique analyse les circonstances particulières qui aggravent ou atténuent la culpabilité.
Les Pénitentiels
Les livres pénitentiels (VIe-XIe siècles) codifient les cas de conscience et les pénitences correspondantes, constituant les premiers manuels casuistiques systématiques.
La Scolastique et la Systématisation
Thomas d’Aquin et la Casuistique Théologique
Thomas d’Aquin développe dans la Somme théologique une méthode casuistique rigoureuse qui analyse les actes moraux selon leurs circonstances (circumstantiae).
Les Circonstances de l’Acte
Thomas identifie sept circonstances qui modifient la moralité de l’acte :
- Quis (qui ?) : l’agent
- Quid (quoi ?) : l’objet de l’acte
- Ubi (où ?) : le lieu
- Quibus auxiliis (par quels moyens ?) : les instruments
- Cur (pourquoi ?) : la fin visée
- Quomodo (comment ?) : la manière
- Quando (quand ?) : le temps
Le Principe du Double Effet
Thomas développe la doctrine du double effet qui permet d’analyser les actions ayant des conséquences à la fois bonnes et mauvaises.
Duns Scot et le Volontarisme
Jean Duns Scot introduit un élément volontariste qui complexifie la casuistique en soulignant le rôle de l’intention et de la liberté divine.
L’Âge d’Or de la Casuistique (XVIe-XVIIe siècles)
La Compagnie de Jésus
Les Jésuites développent la casuistique la plus sophistiquée de l’époque moderne pour répondre aux défis de la Contre-Réforme et de l’expansion missionnaire.
Les Cas de Conscience
Les casuistes jésuites analysent minutieusement des situations morales complexes : commerce, guerre, mariage, sacrements, relations avec les autorités civiles.
La Méthode Probabiliste
Les casuistes développent le probabilisme : on peut suivre une opinion probable même si l’opinion contraire est plus probable, pourvu que la première soit solidement fondée.
Escobar et les Subtilités
Antonio Escobar y Mendoza (1589-1669) représente l’apogée et l’excès de la casuistique avec ses distinctions de plus en plus subtiles.
Les Carmes de Salamanque
L’École de Salamanque (Francisco Suárez, Luis de Molina) développe une casuistique économique qui analyse les nouveaux problèmes du commerce international.
Pascal et les Provinciales
Blaise Pascal attaque la casuistique jésuiste dans les Lettres provinciales (1656-1657), dénonçant ses subtilités comme corruptions de la morale.
La Critique du Probabilisme
Pascal critique la « morale relâchée » qui permet de justifier n’importe quelle action par des distinctions sophistiques.
L’Intention Droite
Pascal dénonce la doctrine de l’intention droite qui prétend purifier des actions objectivement mauvaises par une bonne intention.
L’Impact Polémique
Les Provinciales discréditent durablement la casuistique dans l’opinion publique française et européenne.
La Réaction Janséniste
Port-Royal et le Rigorisme
Les Jansénistes prônent un rigorisme moral qui rejette les accommodements casuistiques au profit d’une morale stricte.
Arnauld et Nicole
Antoine Arnauld et Pierre Nicole développent dans la Logique de Port-Royal une critique épistémologique de la casuistique comme sophistique.
La Crise et le Déclin
Les Condamnations Pontificales
Alexandre VII condamne en 1665-1666 plusieurs propositions casuistiques, marquant le début du déclin officiel.
Innocent XI condamne en 1679 soixante-cinq propositions de « morale relâchée », portant un coup sévère au probabilisme.
Saint Alphonse de Liguori
Alphonse de Liguori (1696-1787) tente de restaurer la casuistique par l’équiprobabilisme : voie moyenne entre rigorisme et laxisme.
Kant et la Critique Philosophique
Emmanuel Kant critique la casuistique dans la Critique de la raison pratique comme incompatible avec l’universalité de la loi morale.
L’Impératif Catégorique
L’impératif catégorique ne souffre aucune exception casuistique : « Agis uniquement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »
La Critique de l’Hétéronomie
Kant dénonce la casuistique comme forme d’hétéronomie qui cherche des autorités externes (traditions, experts) plutôt que de suivre la raison autonome.
La Casuistique Contemporaine
Jonsen et Toulmin : La Renaissance
Albert Jonsen et Stephen Toulmin réhabilitent la casuistique dans The Abuse of Casuistry (1988), montrant sa pertinence pour l’éthique appliquée.
La Méthode Casuistique
Ils proposent une méthode en quatre étapes :
- Identification du cas paradigmatique : cas typique faisant consensus
- Analyse des similarités et différences : comparaison avec le cas étudié
- Évaluation des circonstances : prise en compte du contexte
- Formulation du jugement : conclusion pratique
La Bioéthique
La bioéthique contemporaine utilise massivement la méthode casuistique pour analyser des dilemmes sans précédent historique.
Exemples Paradigmatiques
- Acharnement thérapeutique : l’affaire Karen Ann Quinlan (1975) crée un précédent
- Recherche médicale : l’expérience de Tuskegee révèle l’importance du consentement
- Procréation assistée : cas Louise Brown (1978) et les questions d’identité
L’Éthique des Affaires
L’éthique des affaires développe une casuistique pour les problèmes de gouvernance, responsabilité sociale, conflits d’intérêts.
L’Éthique Juridique
Le droit contemporain retrouve la dimension casuistique dans l’analyse des précédents (case law) et l’interprétation contextuelle.
La Méthode Casuistique
Les Principes de Base
- Contextualisme : importance des circonstances particulières
- Comparaison : raisonnement par analogie avec des cas similaires
- Progressivité : construction graduelle de la jurisprudence morale
- Prudentialité : jugement pratique adapté à la situation
Les Outils d’Analyse
Les Maximes
Règles générales flexibles qui orientent sans contraindre : « Dans le doute, choisir la liberté » (in dubio pro libertate).
Les Distinctions
Analyse fine des concepts pour révéler les nuances morales : intention/prévision, acte/omission, ordinaire/extraordinaire.
Les Taxonomies
Classification des cas selon leur proximité avec des paradigmes établis.
Critiques Contemporaines
Le Relativisme Moral
Certains accusent la casuistique de relativisme : elle adapterait les principes aux situations au lieu de maintenir leur universalité.
L’Expertise Morale
La casuistique implique-t-elle une classe d’experts moraux qui décident pour les autres ? Cette question traverse l’éthique démocratique.
La Manipulation Sophistique
Le risque persiste de justifier l’injustifiable par des distinctions artificielles, comme le dénonçait Pascal.
Défenses de la Casuistique
Le Réalisme Moral
La casuistique reconnaît la complexité irréductible de l’action morale dans un monde imparfait.
La Sagesse Pratique
Elle actualise la phronesis aristotélicienne comme alternative à l’application mécanique de règles abstraites.
L’Apprentissage Moral
La casuistique permet l’éducation morale par l’analyse de cas concrets plutôt que par l’énoncé de principes abstraits.
Types de Casuistique
Casuistique Déductive
Application de principes généraux aux cas particuliers selon une logique descendante.
Casuistique Inductive
Construction de principes généraux à partir de l’analyse de cas particuliers selon une logique ascendante.
Casuistique Analogique
Raisonnement par comparaison entre cas similaires sans référence explicite à des principes universels.
Casuistique Narrative
Analyse des récits moraux et de leur structure pour éclairer les dilemmes contemporains.
La casuistique demeure une méthode essentielle de l’éthique pratique qui révèle la tension créatrice entre universalité des principes moraux et singularité des situations concrètes. Elle témoigne de la complexité irréductible du jugement moral et de la nécessité d’une sagesse pratique qui dépasse l’application automatique des règles.