Définition
Le bon sens désigne la faculté naturelle de bien juger, la capacité spontanée de discerner le vrai du faux et le convenable de l’inconvenant sans recours à des raisonnements savants. Cette notion exprime l’idée d’une sagesse pratique commune, accessible à tous, qui guide l’action quotidienne par des évidences partagées.
Le bon sens articule universalité de la raison et simplicité du jugement, constituant une forme de connaissance immédiate qui précède et fonde souvent les élaborations théoriques.
Les Origines Antiques
Aristote et la Phronesis
Aristote développe dans l’Éthique à Nicomaque le concept de phronesis (prudence, sagesse pratique) qui préfigure le bon sens moderne. Cette vertu intellectuelle permet de délibérer correctement sur les affaires humaines.
La phronesis articule universaux rationnels et situations particulières, révélant une forme de connaissance pratique irréductible à la science théorique.
Le Sensus Communis
Aristote introduit aussi la notion de sensus communis (sens commun) comme faculté qui unifie les données des cinq sens. Cette fonction cognitive inspire ultérieurement la réflexion sur le bon sens.
Les Stoïciens et la Raison Commune
Les Stoïciens développent l’idée d’une raison universelle (logos koinos) qui se manifeste dans le jugement naturel de tout homme. Cette conception influence la notion moderne de bon sens.
Thomas d’Aquin et le Sens Commun
Thomas d’Aquin distingue dans la Somme théologique plusieurs sens du « sens commun » :
Le Sens Commun Cognitif
Faculté interne qui unifie et compare les perceptions sensorielles, permettant de distinguer le blanc du doux.
Le Sens Commun Pratique
Capacité naturelle de juger du bien et du mal moral sans formation philosophique particulière. Cette notion préfigure la conscience morale naturelle.
La Renaissance et l’Humanisme
Montaigne et la Sagesse Ordinaire
Michel de Montaigne valorise dans les Essais une forme de sagesse naturelle opposée aux subtilités scolastiques. « La plus part de nos vacations sont farcesques » : le bon sens révèle la vanité des prétentions savantes.
L’Éloge de l’Ignorance Socratique
Montaigne retrouve l’ironie socratique : la véritable sagesse reconnaît les limites du savoir humain et s’en tient aux évidences du bon sens.
Descartes et la Raison Naturelle
René Descartes ouvre le Discours de la méthode par la célèbre affirmation : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. »
L’Universalité de la Raison
Pour Descartes, tous les hommes possèdent également la faculté de distinguer le vrai du faux. Les différences d’opinion proviennent non de l’inégalité des esprits mais de la diversité des méthodes.
La Méthode et le Bon Sens
Le bon sens naturel ne suffit pas : il faut le diriger par une méthode rigoureuse pour éviter l’erreur. La méthode cartésienne discipl ine et perfectionne le bon sens spontané.
La Critique de l’Évidence
Paradoxalement, Descartes se méfie des évidences du bon sens (perception sensible, existence du monde) et les soumet au doute méthodique.
Pascal et l’Esprit de Finesse
Blaise Pascal oppose dans les Pensées l’esprit géométrique à l’esprit de finesse qui s’apparente au bon sens.
L’Esprit de Finesse
« Dans l’esprit de finesse, les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde… mais il faut avoir la vue bien nette pour les voir, et de plus, l’esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. »
Le Cœur et la Raison
« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » Pascal distingue l’ordre de la charité, accessible au bon sens du cœur, de l’ordre géométrique.
Les Trois Ordres
Pascal hiérarchise corps, esprit et charité. Le bon sens relève de l’ordre du cœur qui transcende l’ordre purement rationnel.
Les Philosophes Écossais
Thomas Reid et la Philosophie du Sens Commun
Thomas Reid (1710-1796) fonde l’École écossaise du sens commun dans Inquiry into the Human Mind. Il critique le scepticisme humien au nom des évidences du sens commun.
Les Principes du Sens Commun
Reid identifie des principes premiers indémontrables mais universellement acceptés :
- L’existence du monde extérieur
- La fiabilité de la mémoire
- L’identité personnelle
- La causalité naturelle
La Critique de l’Empirisme
Reid montre que l’empirisme de Locke et Hume détruit paradoxalement le sens commun en réduisant la connaissance aux seules sensations.
Dugald Stewart et la Diffusion
Dugald Stewart (1753-1828) popularise la philosophie du sens commun et influence l’enseignement philosophique anglo-saxon.
Vico et la Sagesse Poétique
Giambattista Vico développe dans la Science nouvelle une conception historique du sens commun comme « sagesse poétique » des peuples primitifs.
Le Sens Commun des Nations
Vico définit le sens commun comme « jugement sans réflexion, communément ressenti par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une nation, ou par tout le genre humain. »
L’Évolution Historique
Le sens commun évolue à travers les âges de l’humanité (divin, héroïque, humain), révélant la Providence dans l’histoire.
Kant et le Sensus Communis Esthétique
Emmanuel Kant renouvelle la notion dans la Critique de la faculté de juger en l’appliquant au jugement esthétique.
Le Sensus Communis Esthétique
Le jugement de goût prétend à l’universalité subjective : en disant « cette rose est belle », je postule l’accord de tous les sujets dotés de sensus communis.
L’Universalité sans Concept
Cette universalité ne repose sur aucun concept déterminé mais sur la communicabilité universelle du sentiment esthétique.
Hegel et la Critique du Bon Sens
Georg Wilhelm Friedrich Hegel critique vigoureusement le bon sens dans la Phénoménologie de l’esprit.
L’Illusion du Naturel
Le bon sens croit posséder immédiatement la vérité, ignorant la médiation historique et dialectique de toute connaissance.
La Conscience Malheureuse
Hegel montre que le bon sens exprime souvent une conscience « malheureuse » qui refuse l’effort du concept et se contente d’évidences non critiquées.
Marx et l’Idéologie
Karl Marx révèle dans L’Idéologie allemande comment le « bon sens » peut véhiculer l’idéologie dominante.
La Fausse Évidence
Ce qui paraît évident au bon sens (propriété privée, salariat) résulte en fait de rapports sociaux historiques qui se naturalisent.
La Critique de l’Idéologie
Marx démasque les fausses évidences du bon sens bourgeois par l’analyse matérialiste des conditions sociales de production.
Gramsci et l’Hégémonie
Antonio Gramsci développe dans les Cahiers de prison une analyse de l’hégémonie culturelle qui passe par le « sens commun. »
Le Sens Commun comme Terrain de Lutte
Le sens commun constitue le terrain où s’affrontent conceptions du monde dominantes et subalternes. La révolution culturelle doit transformer le sens commun populaire.
Gadamer et la Réhabilitation
Hans-Georg Gadamer réhabilite le bon sens dans Vérité et Méthode contre les prétentions scientistes.
Le Sensus Communis Herméneutique
Gadamer retrouve la tradition humaniste du sensus communis comme faculté de juger en situation sans règles universelles prédéterminées.
La Sagesse Pratique
Cette faculté s’apparente à la phronesis aristotélicienne : sagesse pratique irréductible au savoir technique.
Arendt et le Jugement
Hannah Arendt développe dans La Crise de la culture une théorie du jugement inspirée de Kant.
Le Sens Commun Politique
Arendt lie le sens commun à la faculté de juger en politique : capacité de distinguer sans règles prédéterminées dans l’espace public.
La Pensée sans Garde-fous
Après l’effondrement des traditions, le jugement doit s’exercer « sans garde-fous », révélant l’importance cruciale du sens commun.
La Philosophie Analytique
Moore et les Évidences Ordinaires
George Edward Moore défend dans « Défense du sens commun » l’autorité épistémique des croyances ordinaires contre le scepticisme philosophique.
Wittgenstein et les Certitudes
Ludwig Wittgenstein montre dans De la certitude que certaines propositions du sens commun (« J’ai deux mains ») fondent nos jeux de langage sans pouvoir être elles-mêmes justifiées.
Les Sciences Cognitives
Les Heuristiques
Daniel Kahneman et Amos Tversky révèlent que le « bon sens » utilise des heuristiques (raccourcis mentaux) efficaces mais parfois biaisées.
L’Intelligence Pratique
Les recherches sur l’intelligence pratique montrent l’efficacité adaptative du bon sens dans les situations complexes et incertaines.
Critiques Contemporaines
Le Relativisme Culturel
L’anthropologie révèle la variabilité culturelle de ce qui passe pour « bon sens », questionnant son universalité prétendue.
L’Épistémologie Féministe
Les épistémologues féministes dénoncent le « bon sens » masculin qui naturalise la domination patriarcale.
La Sociologie de la Connaissance
La sociologie révèle les conditions sociales de production du « bon sens » et ses fonctions idéologiques.
Défenses du Bon Sens
La Sagesse Évolutive
Certains philosophes soutiennent que le bon sens résulte de l’évolution et incorpore une sagesse adaptative millénaire.
L’Universalité Minimale
D’autres défendent l’existence d’un noyau universel de bon sens transculturel, condition de la communication humaine.
Le bon sens demeure une notion ambivalente qui oscille entre sagesse naturelle et préjugé non critiqué. Il révèle la tension entre l’exigence démocratique d’accessibilité de la vérité et la nécessité critique de l’examen rationnel de nos évidences spontanées.