Définition
L’ataraxie désigne l’état d’âme de celui qui demeure imperturbable face aux vicissitudes de l’existence, un idéal de sérénité et de tranquillité intérieure. Du grec ataraxia, composé du privatif a- et de taraxis (trouble), ce concept central de la philosophie hellénistique exprime l’absence de trouble de l’âme comme fin suprême de la sagesse.
L’ataraxie constitue l’objectif commun des principales écoles post-aristotéliciennes qui cherchent le bonheur dans la maîtrise des émotions et l’indépendance vis-à-vis des circonstances extérieures.
Démocrite et les Origines
Démocrite d’Abdère (v. 460-370 av. J.-C.) forge le terme d’ataraxie dans sa philosophie atomiste. Pour lui, l’ataraxie résulte de la compréhension rationnelle de la nature : connaître la composition atomique du réel libère des superstitions et des craintes irrationnelles.
L’Euthymie Démocritéenne
Démocrite associe l’ataraxie à l’euthymia (bonne disposition de l’âme) qui naît de la mesure et de l’équilibre dans les plaisirs. Cette sagesse pratique préfigure l’éthique épicurienne.
Pyrrhon et le Scepticisme Ataraxique
Pyrrhon d’Élis (v. 360-270 av. J.-C.) fait de l’ataraxie le but du scepticisme. Face à l’impossibilité de trancher entre opinions contradictoires, le sage suspend son jugement (épochè) et atteint naturellement l’ataraxie.
L’Anecdote du Peintre
Selon la tradition, Pyrrhon découvre l’ataraxie par hasard : un peintre désespéré de ne pouvoir représenter l’écume d’un cheval jette son éponge contre le tableau et obtient accidentellement l’effet recherché. Cette histoire illustre que l’ataraxie vient par abandon de l’effort anxieux.
La Suspension du Jugement
L’épochè pyrrhonienne consiste à dire de toute chose : « Cela n’est pas plus qu’il n’est pas. » Cette indifférence doctrinale produit spontanément la tranquillité de l’âme.
Épicure et l’Ataraxie Hédoniste
Épicure (341-270 av. J.-C.) place l’ataraxie au cœur de sa philosophie du plaisir dans la Lettre à Ménécée et les Maximes capitales.
Le Tétrapharmakos
Épicure propose un « quadruple remède » qui conduit à l’ataraxie :
- Dieu n’est pas à craindre : les dieux vivent dans l’ataraxie parfaite, indifférents aux affaires humaines
- La mort n’est pas à craindre : « La mort n’est rien pour nous »
- Le bien est facile à atteindre : les plaisirs nécessaires sont simples à satisfaire
- Le mal est facile à supporter : la douleur est soit brève soit supportable
L’Épicurisme et les Plaisirs
L’ataraxie épicurienne résulte du calcul hédoniste : distinguer plaisirs nécessaires et vains, plaisirs cinétiques (en mouvement) et catastématiques (stables). L’ataraxie appartient aux plaisirs catastématiques, état stable de satisfaction.
Le Jardin d’Épicure
La communauté épicurienne réalise concrètement l’ataraxie par la retraite du monde politique, l’amitié philosophique et la contemplation de la nature.
Le Stoïcisme et l’Apatheia
Les Stoïciens développent un idéal proche de l’ataraxie avec l’apatheia (absence de passion), mais selon une voie différente de l’épicurisme.
Zénon de Citium
Zénon de Citium (334-262 av. J.-C.), fondateur du Portique, enseigne que l’ataraxie naît de la conformité à la nature rationnelle et cosmique.
Épictète et la Discipline du Désir
Épictète (50-130) systématise dans les Entretiens la voie stoïcienne vers l’ataraxie : distinguer rigoureusement « ce qui dépend de nous » (jugements, désirs) de « ce qui n’en dépend pas » (corps, biens, réputation).
La Dichotomie Fondamentale
« Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. »
Marc Aurèle et l’Exercice Spirituel
Marc Aurèle (121-180) illustre dans les Pensées pour moi-même l’ataraxie de l’empereur-philosophe. Ses méditations révèlent un travail constant sur soi pour maintenir l’équanimité face aux charges du pouvoir.
La Perspective Cosmique
« Souviens-toi que très bientôt toi et tous, vous ne serez plus rien, et qu’ensuite vos noms mêmes ne seront plus rien. » Cette réflexion sur la vanité des choses humaines apaise les troubles de l’ambition.
Sextus Empiricus et le Néo-scepticisme
Sextus Empiricus (IIe-IIIe siècles) développe dans les Esquisses pyrrhoniennes la doctrine sceptique de l’ataraxie.
Les Tropes de l’Épochè
Sextus systématise les arguments sceptiques (dix tropes d’Énésidème, cinq tropes d’Agrippa) qui conduisent à la suspension du jugement et, par suite, à l’ataraxie.
L’Ataraxie comme Conséquence
L’ataraxie n’est pas recherchée directement mais survient naturellement après l’épochè, « comme l’ombre suit le corps. » Cette spontanéité distingue l’ataraxie sceptique de l’effort stoïcien.
La Transmission Médiévale
Boèce et la Consolation
Boèce (v. 480-524) christianise l’ataraxie dans la Consolation de Philosophie. La vraie béatitude ne dépend pas des biens périssables mais de la contemplation de Dieu.
La Mystique et l’Ataraxie
La tradition mystique chrétienne (Pseudo-Denys, Maître Eckhart) développe un idéal de détachement (Abgeschiedenheit) apparenté à l’ataraxie antique.
Montaigne et l’Ataraxie Moderne
Michel de Montaigne renouvelle l’ataraxie antique dans les Essais par sa philosophie du « Que sais-je ? » et de l’acceptation de soi.
L’Ataraxie Sceptique
Montaigne retrouve l’ataraxie pyrrhonienne face aux guerres de religion : la suspension du jugement doctrinal apaise les conflits intérieurs et extérieurs.
La Sagesse Ordinaire
L’ataraxie montaignienne ne requiert pas d’héroïsme philosophique mais l’acceptation de la condition humaine ordinaire : « Il faut être toujours botté et prêt à partir. »
Descartes et la Générosité
René Descartes transforme l’ataraxie en « générosité » dans les Passions de l’âme. Cette passion noble procure une satisfaction intérieure constante par l’estime de sa propre résolution.
La Maîtrise des Passions
La méthode cartésienne vise une forme d’ataraxie rationnelle : comprendre mécaniquement les passions pour les réguler par la volonté éclairée.
Spinoza et la Béatitude
Baruch Spinoza développe dans l’Éthique une conception géométrique de l’ataraxie comme « béatitude » (beatitudo).
L’Amour Intellectuel de Dieu
L’ataraxie spinoziste naît de la connaissance adéquate qui transforme les passions tristes en joie rationnelle. L’amor Dei intellectualis constitue la forme suprême de l’ataraxie.
La Liberté comme Nécessité Comprise
« L’homme libre pense à tout excepté à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. » Cette liberté joyeuse actualise l’ataraxie antique.
Schopenhauer et la Résignation
Arthur Schopenhauer renouvelle l’ataraxie bouddhique dans Le Monde comme volonté et représentation. La contemplation esthétique et la résignation ascétique libèrent temporairement du vouloir-vivre.
La Négation de la Volonté
L’ataraxie schopenhauerienne passe par la négation de la volonté de vivre, seule voie vers la paix définitive.
L’Ataraxie Contemporaine
Épistémologie et Ataraxie
L’épistémologie contemporaine redécouvre l’ataraxie sceptique face aux crises de la science (Feyerabend, Latour) et à l’incommensurabilité des paradigmes.
Psychologie Positive
La psychologie positive étudie les corrélats neurologiques et psychologiques de l’ataraxie sous les termes de « bien-être », « flow », « résilience ».
Méditation et Neurosciences
Les neurosciences de la méditation révèlent les mécanismes cérébraux de l’ataraxie, validant empiriquement les intuitions antiques.
Critiques de l’Ataraxie
L’Accusation d’Indifférence
L’ataraxie est souvent critiquée comme indifférence morale qui désengage de l’action politique et sociale.
Kierkegaard et l’Angoisse Créatrice
Søren Kierkegaard oppose à l’ataraxie antique l’angoisse comme révélation de la liberté et condition de l’authenticité.
Sartre et l’Engagement
Jean-Paul Sartre critique l’ataraxie comme « mauvaise foi » qui fuit la responsabilité existentielle.
L’ataraxie demeure un idéal philosophique majeur qui interroge les rapports entre bonheur et sagesse, action et contemplation, engagement et détachement. Elle révèle l’aspiration humaine universelle à la paix intérieure tout en soulevant des questions sur les conditions et la légitimité de cette quiétude.