Définition
L’aristotélisme désigne la tradition philosophique qui se réclame d’Aristote (384-322 av. J.-C.) et développe ses doctrines à travers les siècles. Cette tradition ne constitue pas une simple répétition des thèses du Stagirite mais une réinterprétation créatrice de ses concepts fondamentaux selon les contextes historiques et culturels.
L’aristotélisme traverse l’Antiquité tardive, le monde arabo-musulman, la scolastique médiévale, la Renaissance et influence encore la philosophie contemporaine par sa méthode et ses concepts.
Les Doctrines Fondamentales
La Métaphysique de la Substance
Aristote développe une ontologie de la substance (ousia) comme être premier. La substance individuelle (cet homme, ce cheval) existe par soi, tandis que les accidents (qualités, quantités, relations) existent en elle.
Cette doctrine influence durablement la métaphysique occidentale par sa conception de l’être comme articulation substance/accidents.
La Théorie de l’Acte et de la Puissance
L’aristotélisme explique le changement par le passage de la puissance (dunamis) à l’acte (energeia). Cette doctrine résout les apories éléatiques sur le mouvement et fonde une physique qualitative.
L’Âme Forme du Corps
Contre le dualisme platonicien, Aristote conçoit l’âme comme forme substantielle du corps organisé. Cette anthropologie hylémorphique influence profondément la tradition chrétienne.
Le Premier Moteur
La physique aristotélicienne postule un Premier Moteur immobile, acte pur de pensée qui meut l’univers comme objet de désir. Cette théologie rationnelle inspire la théodicée médiévale.
Le Lycée et les Premiers Disciples
Théophraste
Théophraste (v. 372-288), successeur d’Aristote, développe la botanique et critique certaines thèses du maître, notamment l’éternité du mouvement.
Eudème de Rhodes
Eudème systématise l’éthique aristotélicienne et compose une histoire des mathématiques qui révèle l’esprit empirique du Lycée.
Strate de Lampsaque
Strate développe la physique aristotélicienne en contestant l’existence du vide et en affinant la théorie des lieux naturels.
L’Aristotélisme Hellénistique
Alexandre d’Aphrodise
Alexandre d’Aphrodise (IIe-IIIe siècles) constitue le plus grand commentateur antique d’Aristote. Ses Commentaires fixent l’interprétation orthodoxe de nombreuses doctrines aristotéliciennes.
Alexandre développe une psychologie matérialiste : l’intellect agent est séparé (divin) mais l’intellect passible périt avec le corps.
Thémistius
Thémistius (IVe siècle) popularise Aristote par ses paraphrases et influence la transmission de l’aristotélisme vers le monde byzantin et arabe.
L’Aristotélisme Arabo-musulman
Al-Kindi
Al-Kindi (v. 801-873) introduit l’aristotélisme dans le monde arabe en le conciliant avec la théologie musulmane. Il traduit et commente les œuvres logiques d’Aristote.
Al-Farabi
Al-Farabi (v. 872-950) systématise l’aristotélisme en philosophie politique. Sa Cité idéale transpose la Politique aristotélicienne dans un contexte islamique.
Avicenne (Ibn Sina)
Avicenne (980-1037) développe un aristotélisme néoplatonisant dans le Livre de la guérison. Sa distinction essence/existence influence profondément la scolastique latine.
La Métaphysique Avicennienne
Avicenne distingue l’être nécessaire (Dieu) des êtres possibles (créatures). Cette doctrine concilie l’aristotélisme avec la création ex nihilo.
Averroès (Ibn Rushd)
Averroès (1126-1198) représente l’aristotélisme le plus pur dans ses Commentaires. Il défend l’éternité du monde et l’unité de l’intellect agent contre les théologiens.
Le Conflit avec la Théologie
L’averroïsme entre en conflit avec l’orthodoxie religieuse par ses thèses « hétérodoxes » : éternité du monde, mortalité de l’âme individuelle, double vérité.
L’Aristotélisme Médiéval Latin
La Réception au XIIe Siècle
Les traductions latines d’Aristote (souvent via l’arabe) révolutionnent l’université médiévale. La découverte de la Métaphysique et de la Physique renouvelle la philosophie chrétienne.
L’Interdiction de 1210-1215
L’Université de Paris interdit l’enseignement de la philosophie naturelle aristotélicienne, jugée dangereuse pour la foi. Cette interdiction révèle la tension entre aristotélisme et christianisme.
Albert le Grand
Albert le Grand (v. 1200-1280) introduit systématiquement Aristote dans la scolastique latine. Ses Commentaires et Paraphrases adaptent l’aristotélisme au contexte chrétien.
Thomas d’Aquin
Thomas d’Aquin (1225-1274) réalise la synthèse parfaite entre aristotélisme et christianisme dans la Somme théologique.
L’Aristotélisme Thomiste
Thomas transforme l’aristotélisme par :
- La distinction réelle essence/existence
- La création ex nihilo
- L’immortalité personnelle de l’âme
- La providence divine
Cette synthèse devient la philosophie officielle de l’Église catholique.
L’Averroïsme Latin
Siger de Brabant (v. 1240-1284) défend un aristotélisme « pur » influencé par Averroès. Cette position hétérodoxe est condamnée en 1277.
Duns Scot et la Critique
Jean Duns Scot (v. 1266-1308) critique l’aristotélisme thomiste au nom d’un volontarisme franciscain. Il conteste les preuves aristotéliciennes de l’existence de Dieu.
L’Aristotélisme de la Renaissance
Les Humanistes et Aristote
Les humanistes redécouvrent le grec et proposent de nouvelles traductions d’Aristote plus fidèles aux textes originaux, contestant les versions médiévales.
Pomponazzi et l’Immortalité
Pietro Pomponazzi (1462-1525) défend dans De immortalitate animae une interprétation « mortailiste » d’Aristote : l’âme intellective périt avec le corps.
L’École de Padoue
L’Université de Padoue développe un aristotélisme naturaliste qui influence la naissance de la science moderne. Jacopo Zabarella (1533-1589) perfectionne la méthode aristotélicienne.
Le Déclin et les Critiques Modernes
Bacon et la Critique de l’Autorité
Francis Bacon critique violemment l’aristotélisme scolastique dans le Novum Organum. Il l’accuse de stérilité et d’entrave au progrès scientifique.
Descartes et la Rupture
René Descartes rejette la physique aristotélicienne au profit de la physique mathématique. Cette révolution scientifique marginalise l’aristotélisme.
Galilée et la Nouvelle Science
La physique galiléenne démontre empiriquement la fausseté de thèses aristotéliciennes centrales (mouvement des projectiles, chute des corps).
Les Résurgences Contemporaines
La Néo-scolastique
Le XIXe siècle voit renaître l’aristotélisme thomiste avec Léon XIII et l’encyclique Aeterni Patris (1879). Jacques Maritain et Étienne Gilson renouvellent la métaphysique aristotélicienne.
Heidegger et Aristote
Martin Heidegger redécouvre Aristote dans ses cours des années 1920. Il trouve chez le Stagirite une ontologie plus originaire que la métaphysique traditionnelle.
L’Éthique des Vertus
Elizabeth Anscombe relance l’intérêt pour l’éthique aristotélicienne dans « Modern Moral Philosophy » (1958). Alasdair MacIntyre développe cette renaissance dans Après la vertu.
Philosophy of Mind
Les philosophes analytiques redécouvrent l’hylémorphisme aristotélicien comme alternative au dualisme cartésien et au matérialisme réducteur.
Métaphysique Analytique
Des philosophes comme David Armstrong et E.J. Lowe renouvellent la métaphysique de la substance aristotélicienne avec les outils de la logique moderne.
L’Héritage Conceptuel
L’aristotélisme lègue à la philosophie occidentale :
- L’articulation substance/accidents
- La théorie de l’acte et de la puissance
- L’hylémorphisme anthropologique
- La logique syllogistique
- Les catégories ontologiques
- L’éthique des vertus
- La conception téléologique de la nature
Ces concepts continuent d’irriguer la réflexion philosophique contemporaine, témoignant de la fécondité persistante de la pensée aristotélicienne.