Définition
L’argument désigne un raisonnement destiné à établir, justifier ou réfuter une proposition. Du latin argumentum (preuve, indice), l’argument articule des prémisses et une conclusion selon des règles logiques pour emporter l’adhésion rationnelle. Il constitue l’outil fondamental de la démonstration philosophique et scientifique.
L’argument se distingue de la simple affirmation par sa structure rationnelle et de la persuasion rhétorique par sa visée de vérité plutôt que d’efficacité.
Aristote et la Théorie de l’Argumentation
Aristote fonde la logique de l’argumentation dans l’Organon. Il distingue trois types d’arguments selon leur degré de certitude :
Le Syllogisme Démonstratif
Le syllogisme démonstratif (apodeixis) constitue l’argument parfait des Seconds Analytiques. Il procède de prémisses vraies, premières et nécessaires pour établir des conclusions scientifiques certaines.
Exemple : Tous les hommes sont mortels / Socrate est homme / Donc Socrate est mortel.
Le Syllogisme Dialectique
Le syllogisme dialectique (syllogismos) procède d’opinions probables (endoxa) acceptées par tous, la majorité ou les sages. Il constitue l’outil de la discussion philosophique et du débat contradictoire.
L’Enthymème Rhétorique
L’enthymème est un syllogisme abrégé fondé sur des prémisses vraisemblables. Il constitue « la chair et le sang » de la persuasion rhétorique selon la Rhétorique.
La Scolastique et l’Art de Disputer
Thomas d’Aquin et la Question Disputée
Thomas d’Aquin perfectionne l’argumentation scolastique dans la Somme théologique. Chaque article suit la structure : question, objections, sed contra, réponse, solutions aux objections.
Cette méthode garantit l’examen exhaustif des arguments pour et contre avant la résolution doctrinale.
Duns Scot et la Subtilité
Jean Duns Scot développe une argumentation d’une subtilité extrême, multipliant les distinctions pour résoudre les difficultés théologiques et métaphysiques.
Descartes et la Méthode
René Descartes transforme l’argumentation en méthode dans le Discours de la méthode. L’argument cartésien procède par analyse et synthèse à partir de l’évidence intuitive.
L’Argument Ontologique
Descartes renouvelle l’argument ontologique dans les Méditations métaphysiques : l’idée de Dieu comme être parfait implique nécessairement son existence, l’existence étant une perfection.
Spinoza et la Démonstration Géométrique
Baruch Spinoza radicalise l’argumentation déductive dans l’Éthique. Définitions, axiomes, propositions et démonstrations s’enchaînent « more geometrico » pour révéler la nécessité rationnelle du réel.
Cette méthode prétend éliminer toute subjectivité argumentative au profit de la pure contrainte logique.
Pascal et l’Art de Persuader
Blaise Pascal développe une théorie de l’argumentation dans De l’art de persuader. Il distingue l’art de convaincre (s’adresser à l’esprit) et l’art de persuader (s’adresser à la volonté).
L’Argument du Pari
Pascal propose l’argument pragmatique du pari : même si l’existence de Dieu est incertaine, il est rationnel de parier pour son existence étant donné l’infinité du gain espéré.
Hume et la Critique de l’Induction
David Hume révèle les limites de l’argumentation inductive dans l’Enquête sur l’entendement humain. L’induction ne peut être justifiée logiquement sans circularité : elle présuppose l’uniformité de la nature qu’elle prétend établir.
Le Problème de l’Induction
Cette critique ébranle les fondements de l’argumentation empirique et influence durablement l’épistémologie moderne.
Kant et les Limites de l’Argumentation
Emmanuel Kant analyse dans la Critique de la raison pure les illusions de l’argumentation métaphysique. Les « preuves » de l’existence de Dieu sont sophistiques car elles outrepassent les limites de l’expérience possible.
L’Antinomie
Les antinomies révèlent que la raison peut argumenter avec une égale force pour des thèses contradictoires, révélant l’illusion transcendantale.
Mill et la Logique Inductive
John Stuart Mill systématise l’argumentation inductive dans le Système de logique. Il formule les « méthodes de Mill » (concordance, différence, résidus, variations concomitantes) pour l’établissement des relations causales.
Peirce et l’Abduction
Charles Sanders Peirce découvre un troisième type d’argument : l’abduction ou « inférence à la meilleure explication ». L’abduction forme des hypothèses explicatives en remontant des effets aux causes probables.
Les Trois Types d’Inférence
- Déduction : du général au particulier (nécessaire)
- Induction : du particulier au général (probable)
- Abduction : formation d’hypothèses (plausible)
Frege et la Logique Moderne
Gottlob Frege révolutionne l’argumentation avec la logique des prédicats dans l’Idéographie. Cette notation permet d’analyser rigoureusement la structure logique des arguments ordinaires.
Russell et les Paradoxes
Bertrand Russell découvre que certains arguments apparemment valides conduisent à des contradictions (paradoxe de Russell). Cette découverte conduit aux axiomatisations modernes de la logique.
Wittgenstein et les Jeux de Langage
Ludwig Wittgenstein montre dans les Recherches philosophiques que l’argumentation dépend des « jeux de langage » particuliers. Il n’existe pas de logique universelle de l’argument mais des usages contextuels.
Toulmin et l’Argumentation Pratique
Stephen Toulmin développe dans The Uses of Argument un modèle d’argumentation pratique : donnée (data), conclusion (claim), garantie (warrant), soutien (backing), restriction (qualifier), exception (rebuttal).
Ce modèle influence la rhétorique et l’analyse de l’argumentation ordinaire.
Perelman et la Nouvelle Rhétorique
Chaïm Perelman renouvelle l’étude de l’argumentation dans le Traité de l’argumentation. Il analyse les techniques argumentatives visant l’adhésion des esprits plutôt que la démonstration contraignante.
Les Schèmes Argumentatifs
Perelman répertorie les schèmes argumentatifs : arguments quasi-logiques, fondés sur la structure du réel, établissant la structure du réel.
L’Argumentation Contemporaine
Pragma-dialectique
L’école d’Amsterdam (van Eemeren, Grootendorst) développe la pragma-dialectique : théorie normative de l’argumentation comme activité discursive visant la résolution des différends d’opinion.
Logique Informelle
La logique informelle (Johnson, Blair, Walton) analyse l’argumentation naturelle en contexte, développant des critères d’évaluation adaptés aux arguments ordinaires.
Fallacies
L’étude des sophismes (fallacies) révèle les patterns d’argumentation défectueuse : ad hominem, appel à l’autorité, faux dilemme, pente glissante, etc.
Types d’Arguments Classiques
Arguments Déductifs
Validité formelle garantie : si les prémisses sont vraies, la conclusion l’est nécessairement.
Arguments Inductifs
Force probabiliste : les prémisses rendent la conclusion probable sans la garantir.
Arguments Analogiques
Raisonnement par similitude : deux situations similaires appellent des conclusions similaires.
Arguments d’Autorité
Appel au témoignage d’experts reconnus dans le domaine pertinent.
Arguments Pragmatiques
Évaluation par les conséquences : une thèse est acceptable si ses implications sont souhaitables.
L’argument demeure l’outil central de la rationalité humaine, mais la philosophie contemporaine a révélé sa complexité : contextualité, dimension rhétorique, limites logiques. Cette évolution conduit à une conception plus nuancée de l’argumentation comme pratique sociale et cognitive plutôt que comme simple calcul logique.