Définition
L’anthropologie philosophique est la discipline qui interroge l’essence de l’être humain, sa place dans l’univers et sa spécificité par rapport aux autres êtres. Du grec anthropos (homme) et logos (discours, science), elle se distingue de l’anthropologie empirique en questionnant non pas seulement les manifestations culturelles humaines, mais la nature même de l’humanité.
L’anthropologie philosophique demande : qu’est-ce qui fait l’homme ? Quelle est sa différence spécifique ? Comment articuler nature et culture, animalité et humanité ?
Les Origines Antiques
Les Sophistes et la Question Anthropologique
Protagoras énonce la célèbre formule : « L’homme est la mesure de toutes choses. » Cette déclaration déplace l’interrogation philosophique de l’être vers l’homme comme centre de référence, inaugurant la réflexion anthropologique.
Socrate et la Connaissance de Soi
Socrate inscrit au fronton du temple de Delphes le « Connais-toi toi-même » (gnothi seauton). La philosophie devient examen de l’existence humaine : « Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. »
Aristote et l’Animal Politique
Aristote définit l’homme comme « animal politique » (zoon politikon) et « animal doué de langage » (zoon logon echon). Cette double caractérisation – socialité et rationalité – structure durablement l’anthropologie occidentale.
Dans De l’âme, Aristote analyse l’âme humaine comme forme du corps, dépassant le dualisme platonicien tout en préservant la spécificité rationnelle.
L’Anthropologie Chrétienne
Saint Augustin et l’Intériorité
Saint Augustin révolutionne l’anthropologie par la découverte de l’intériorité. Dans les Confessions, l’homme apparaît comme être de mémoire, d’attention et d’attente, constitué par la temporalité et l’inquiétude.
L’anthropologie augustinienne articule image de Dieu (imago Dei) et corruption par le péché, tension entre grandeur et misère humaines.
Thomas d’Aquin et l’Unité Substantielle
Thomas d’Aquin développe une anthropologie aristotélico-chrétienne : l’homme est « animal raisonnable » dont l’âme intellectuelle forme avec le corps une substance unique. Cette anthropologie influence durablement la pensée occidentale.
L’Anthropologie Moderne
Descartes et le Dualisme
René Descartes fonde l’anthropologie moderne sur la distinction radicale entre âme pensante (res cogitans) et corps étendu (res extensa). L’homme devient « substance composée » d’esprit et de matière.
Cette anthropologie dualiste pose le problème de l’union substantielle : comment l’âme meut-elle le corps ? Descartes recourt à la glande pinéale, solution jugée insuffisante par ses successeurs.
Pascal et les Deux Natures
Blaise Pascal développe une anthropologie paradoxale dans les Pensées : l’homme est « milieu entre rien et tout », « grandeur et misère ». Cette dualité révèle la condition humaine déchirée entre finitude et aspiration à l’infini.
Spinoza et l’Homme Mode de la Substance
Baruch Spinoza révolutionne l’anthropologie en concevant l’homme comme mode fini de la substance unique. L’Éthique analyse les affects humains selon la méthode géométrique, naturalisant l’homme sans le réduire.
L’Anthropologie des Lumières
Rousseau et la Bonté Naturelle
Jean-Jacques Rousseau transforme l’anthropologie par sa critique de la civilisation. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, il oppose l’homme naturel (bon) à l’homme social (corrompu).
L’anthropologie rousseauiste fonde la pédagogie moderne : l’homme n’est pas naturellement mauvais mais dénaturé par la société.
Kant et l’Anthropologie Transcendantale
Emmanuel Kant élabore une anthropologie duale dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique. Il distingue l’anthropologie physiologique (ce que la nature fait de l’homme) de l’anthropologie pragmatique (ce que l’homme fait de lui-même).
L’homme kantien est caractérisé par l’insociable sociabilité, la liberté morale et la destination cosmopolitique. La culture humanise l’homme en développant ses dispositions naturelles.
L’Anthropologie Post-kantienne
Hegel et l’Esprit Objectif
Georg Wilhelm Friedrich Hegel historicise l’anthropologie : l’homme se constitue par son travail et sa reconnaissance mutuelle. La Phénoménologie de l’esprit retrace l’odyssée de la conscience vers l’Esprit absolu.
Feuerbach et l’Anthropologie Matérialiste
Ludwig Feuerbach propose une anthropologie matérialiste dans L’Essence du christianisme : « L’homme est ce qu’il mange. » Il critique l’idéalisme hégélien et religieux au nom de l’homme concret, sensible et fini.
Marx et l’Anthropologie Historique
Karl Marx développe une anthropologie du travail dans les Manuscrits de 1844. L’homme se distingue de l’animal par l’activité productive consciente : il transforme la nature et se transforme.
L’anthropologie marxiste est historique : l’essence humaine n’est pas abstraite mais « ensemble des rapports sociaux ». L’aliénation capitaliste déforme cette essence générique.
L’Anthropologie Philosophique Allemande
Scheler et la Position Métaphysique
Max Scheler fonde l’anthropologie philosophique moderne dans La Position de l’homme dans le cosmos (1928). L’homme est défini par l’esprit (Geist) qui transcende la vie biologique tout en s’appuyant sur elle.
Scheler analyse les degrés de l’être : vie végétative, instinct, mémoire associative, intelligence pratique, esprit. L’homme seul accède au spirituel.
Gehlen et l’Être de Manque
Arnold Gehlen conçoit l’homme comme « être de manque » (Mängelwesen) dans L’Homme (1940). Biologiquement déficient, l’homme compense par la technique et les institutions.
Cette anthropologie technicienne voit dans la culture la « seconde nature » de l’homme, nécessaire à sa survie.
Plessner et l’Excentricité
Helmut Plessner développe une anthropologie de l’excentricité dans Les Degrés de l’organique et l’homme (1928). L’homme se caractérise par sa position excentrique : il peut se distancer de lui-même et de son milieu.
L’Anthropologie Existentialiste
Heidegger et l’Analytique Existentiale
Martin Heidegger révolutionne l’anthropologie avec l’analytique du Dasein dans Être et Temps. L’homme n’est plus substance mais existence (Existenz), être-au-monde temporal et mortel.
Le Dasein se caractérise par sa compréhension de l’être, son être-vers-la-mort et son authenticité possible.
Sartre et l’Existence Précédant l’Essence
Jean-Paul Sartre radicalise l’existentialisme : « L’existence précède l’essence. » L’homme est « condamné à être libre », sans nature prédonnnée. Il se fait par ses choix dans la situation.
L’Anthropologie Contemporaine
Lévi-Strauss et l’Anthropologie Structurale
Claude Lévi-Strauss révèle l’universalité des structures inconscientes de l’esprit humain. L’anthropologie structurale montre que derrière la diversité culturelle opèrent des mécanismes mentaux invariants.
Foucault et l’Archéologie de l’Homme
Michel Foucault analyse dans Les Mots et les Choses « l’invention » moderne de l’homme comme objet de savoir. L’anthropologie classique s’achève avec la découverte de l’historicité radicale.
L’Anthropologie Cognitive
Les sciences cognitives renouvellent l’anthropologie en étudiant les mécanismes mentaux universaux. Cette approche naturaliste questionne les frontières entre homme et machine, nature et culture.
L’anthropologie philosophique demeure une interrogation fondamentale sur la condition humaine, renouvelée par les défis contemporains : biotechnologies, intelligence artificielle, crise écologique. Elle révèle l’homme comme être ouvert, inachevé, se définissant par sa capacité de se questionner lui-même.