Définition
L’altérité désigne le caractère de ce qui est autre, différent, étranger. Issue du latin alter (autre), cette notion philosophique exprime la relation fondamentale à ce qui n’est pas soi : autrui, l’étranger, le différent. L’altérité ne se réduit pas à une simple différence empirique mais constitue une structure ontologique et éthique fondamentale qui questionne l’identité du sujet.
L’altérité soulève des problèmes cruciaux : comment connaître l’autre ? Comment entrer en relation avec lui ? Quelle est la primauté de l’identité ou de la différence ?
Les Fondements Antiques
Platon et l’Autre des Formes
Dans le Sophiste, Platon analyse l’altérité comme l’une des « formes les plus grandes » (megista gene). L’Autre n’est pas le non-être absolu mais ce qui est « autre que » : chaque Forme est elle-même par sa participation à l’Identique et autre que toutes les autres par sa participation à l’Autre.
Cette analyse ontologique fonde la possibilité du discours et de la connaissance : sans l’altérité, tout se confondrait dans l’indifférenciation.
Aristote et l’Altérité Catégorielle
Aristote distingue plusieurs types d’altérité dans la Métaphysique : l’altérité numérique (individuation), spécifique (différence d’espèce) et générique (différence de genre). Cette typologie structure la logique de la classification et de la définition.
Saint Augustin et l’Altérité Divine
Saint Augustin développe une pensée de l’altérité radicale de Dieu. Dans les Confessions, il découvre que Dieu est « plus intime à moi que moi-même » tout en demeurant absolument transcendant. Cette altérité paradoxale – proximité et distance infinies – structure la mystique chrétienne.
Hegel et la Dialectique de l’Autre
Georg Wilhelm Friedrich Hegel fait de l’altérité un moteur dialectique fondamental. Dans la Phénoménologie de l’esprit, la conscience se constitue en se rapportant à l’autre qu’elle-même :
La Reconnaissance
La célèbre dialectique du maître et de l’esclave montre que la conscience de soi ne peut émerger que par la médiation d’une autre conscience. « La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre. »
L’Esprit comme Médiation
Pour Hegel, l’Esprit (Geist) est précisément cette capacité de se reconnaître dans l’autre : « Je qui est Nous et Nous qui est Je. » L’altérité n’est pas obstacle mais condition de l’identité spirituelle.
Husserl et l’Altérité Phénoménologique
Edmund Husserl affronte le problème de l’intersubjectivité dans les Méditations cartésiennes. Comment puis-je constituer autrui dans ma conscience sans en faire un simple objet ?
Husserl développe la théorie de l’appresentation : autrui est co-donné avec son corps propre comme ego analogue au mien, mais cette analogie respecte son altérité irréductible. Je ne peux jamais avoir l’expérience originaire de sa conscience.
Levinas et l’Altérité Éthique
Emmanuel Levinas révolutionne la pensée de l’altérité en en faisant le fondement de l’éthique. Dans Totalité et Infini, il critique la tradition occidentale qui réduit l’autre au même par la connaissance.
Le Visage d’Autrui
Le visage (panim) révèle l’altérité absolue d’autrui. Il ne se donne pas dans une intuition mais dans une « épiphanie » éthique qui commande : « Tu ne tueras point. » Cette altérité précède et fonde l’ontologie.
L’Infini et la Trace
L’altérité lévinassienne est « infinition » : elle déborde infiniment toute tentative de compréhension. Autrui laisse une « trace » qui oriente vers un passé immémorial et un avenir messianique.
La Responsabilité Asymétrique
Levinas défend une responsabilité asymétrique pour autrui : je suis responsable de lui sans réciprocité exigée. Cette altérité éthique précède la liberté et l’être.
Sartre et l’Altérité Conflictuelle
Jean-Paul Sartre analyse l’altérité dans L’Être et le Néant à travers la dialectique du regard. Autrui me révèle comme objet dans son monde, aliénant ma subjectivité libre.
Le Conflit des Consciences
Pour Sartre, la relation à autrui est fondamentalement conflictuelle : « L’enfer, c’est les autres. » Chaque conscience tente de récupérer sa liberté en objectivant l’autre.
La Mauvaise Foi
L’altérité sartrienne révèle aussi la « mauvaise foi » : la tentative de fuir sa liberté en se faisant chose ou en adoptant le regard d’autrui sur soi.
Merleau-Ponty et l’Altérité Incarnée
Maurice Merleau-Ponty développe une phénoménologie de l’altérité incarnée. Dans la Phénoménologie de la perception, autrui n’est pas d’abord conscience mais corps vécu analogue au mien.
L’intercorporéité précède l’intersubjectivité : nous communiquons d’abord par nos gestes, nos expressions, notre présence charnelle avant toute réflexion explicite.
Ricœur et l’Altérité Narrative
Paul Ricœur pense l’altérité à travers l’identité narrative dans Soi-même comme un autre. Il distingue :
- L’ipse (identité-maintien de soi)
- L’idem (identité-mêmeté)
L’altérité traverse l’identité personnelle : nous sommes constitués par les autres que nous avons été, par autrui qui nous raconte, par la conscience morale qui nous juge.
Derrida et l’Altérité Différentielle
Jacques Derrida radicalise l’altérité par la différance. L’identité est toujours-déjà travaillée par l’altérité : pas de présence pure, de sens propre, d’identité à soi sans différence.
L’hospitalité derridienne pense l’accueil inconditionnel de l’autre, même hostile, comme structure de l’expérience.
L’Altérité Culturelle et Politique
Anthropologie et Relativisme
L’anthropologie culturelle (Claude Lévi-Strauss, Clifford Geertz) confronte à l’altérité des cultures. Comment comprendre l’autre culture sans ethnocentrisme ni relativisme absolu ?
Postcolonialisme et Altérité
Les études postcoloniales (Edward Said, Homi Bhabha) analysent comment l’Occident a construit l’altérité de l’Orient, révélant les enjeux de pouvoir dans la constitution de l’autre.
Féminisme et Altérité Sexuelle
La pensée féministe (Simone de Beauvoir, Luce Irigaray) interroge l’altérité de la femme : comment penser la différence sexuelle sans hiérarchisation ni essentialisme ?
L’altérité demeure ainsi une question philosophique majeure qui traverse l’ontologie, l’éthique, la politique et l’esthétique. Elle révèle que l’identité ne se constitue jamais en autarcie mais dans la relation à ce qui lui échappe, la défie et l’enrichit.