Définition
L’accident désigne en philosophie ce qui existe ou se produit de façon contingente, sans nécessité logique ou causale absolue. Issu du latin accidere (survenir, arriver), le terme s’oppose à la substance et au nécessaire. L’accident caractérise les propriétés ou événements qui peuvent être présents ou absents sans que cela affecte l’identité fondamentale d’une chose ou l’ordre essentiel du monde.
Dans la tradition philosophique, l’accident renvoie à ce qui « arrive à » quelque chose d’autre, ce qui s’ajoute à une réalité préexistante sans en constituer l’essence. Il soulève des questions fondamentales sur la contingence, la causalité et la nature du changement.
L’Accident dans la Philosophie Antique
Aristote et les Catégories
Aristote développe la distinction fondamentale entre substance (ousia) et accident (sumbebekos). La substance est ce qui existe par soi, comme « cet homme » ou « ce cheval », tandis que l’accident est ce qui existe dans autre chose. Les accidents se répartissent en neuf catégories : quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession, action et passion.
Par exemple, qu’un homme soit grand (quantité), blanc (qualité) ou assis (position) relève de l’accidentel : ces propriétés peuvent changer sans que l’homme cesse d’être homme. L’accident aristotélicien n’est donc pas le hasard, mais ce qui appartient à un sujet sans constituer son essence.
La Cause Accidentelle
Aristote distingue aussi la causalité essentielle de la causalité accidentelle. Si un musicien construit une maison, c’est accidentellement qu’il la construit en tant que musicien – essentiellement, c’est en tant qu’architecte. Cette analyse éclaire la complexité des relations causales dans le monde.
L’Accident dans la Philosophie Médiévale
Thomas d’Aquin et la Métaphysique
Thomas d’Aquin reprend et approfondit la doctrine aristotélicienne. Pour lui, l’accident est ce qui advient à un être déjà constitué dans son essence. Il précise que l’accident a besoin de la substance pour exister : la blancheur n’existe que dans quelque chose de blanc.
D’Aquin distingue les accidents propres (qui découlent de l’essence, comme la capacité de rire chez l’homme) des accidents purement contingents (comme la couleur des cheveux). Cette distinction permet de hiérarchiser les degrés d’accidentalité.
Duns Scot et l’Individualité
Jean Duns Scot développe la notion d’haecceitas (eccéité) pour expliquer l’individualité. Ce principe d’individuation pourrait être considéré comme un « accident métaphysique » qui fait qu’une essence universelle devient cette réalité singulière particulière.
L’Accident dans la Philosophie Moderne
Descartes et les Modes
René Descartes transforme la notion d’accident en celle de mode. Les modes sont les manières d’être des substances. L’étendue est l’attribut principal de la substance corporelle, et les figures géométriques sont ses modes. Cette conceptualisation géométrise l’accident aristotélicien.
Spinoza et les Affections
Baruch Spinoza radicalise cette approche : il n’existe qu’une seule substance (Dieu ou la Nature), et tout le reste consiste en ses modes ou affections. Ce qui semblait accidentel devient expression nécessaire de la puissance divine. L’accident traditionnel disparaît dans un déterminisme intégral.
Leibniz et la Contingence
Gottfried Wilhelm Leibniz restaure la contingence sans revenir aux accidents aristotéliciens. Dans sa métaphysique, les vérités de fait (contingentes) s’opposent aux vérités de raison (nécessaires). Un événement peut être contingent tout en ayant sa raison suffisante dans l’harmonie préétablie.
L’Accident chez les Philosophes Modernes
Kant et l’A Priori Synthétique
Emmanuel Kant révolutionne la question en distinguant l’analytique du synthétique et l’a priori de l’a posteriori. Les jugements synthétiques a priori (comme ceux de la géométrie) ne sont ni purement accidentels ni purement nécessaires : ils sont nécessaires pour l’expérience possible.
Hegel et la Contingence Rationnelle
Georg Wilhelm Friedrich Hegel développe une dialectique de la nécessité et de la contingence. Ce qui apparaît d’abord comme accidentel révèle sa nécessité rationnelle dans le développement de l’Esprit absolu. « Tout le rationnel est réel, et tout le réel est rationnel. »
L’Accident dans la Philosophie Contemporaine
Bergson et la Durée
Henri Bergson critique la spatialisation du temps qui fait apparaître comme accidentels les événements temporels. La durée vécue révèle une continuité créatrice où l’accident apparent participe de l’élan vital.
Sartre et la Contingence Radicale
Jean-Paul Sartre radicalise la contingence existentielle. L’existence précède l’essence : nous existons d’abord de façon parfaitement contingente, puis nous nous définissons par nos choix. Cette contingence fondamentale fait de toute existence un « accident » métaphysique.
Merleau-Ponty et l’Incarnation
Maurice Merleau-Ponty montre que notre incarnation corporelle introduit une dimension d’accident constitutif : nous ne choisissons pas notre corps, notre époque, notre situation, mais c’est à partir de ces « accidents » que nous existons.
Philosophie Analytique et Théorie des Mondes Possibles
Kripke et la Nécessité A Posteriori
Saul Kripke révolutionne la logique modale en montrant que certaines vérités peuvent être nécessaires bien qu’a posteriori (comme « l’eau est H2O ») et d’autres contingentes bien qu’a priori. Cette analyse affine considérablement la notion d’accident.
Lewis et le Réalisme Modal
David Lewis développe un réalisme sur les mondes possibles qui permet de préciser : un accident dans notre monde pourrait être nécessaire dans d’autres. Cette approche relativise l’opposition traditionnelle entre essentiel et accidentel.
Applications et Exemples
L’Accident en Éthique
La notion d’accident éclaire les débats éthiques : sommes-nous responsables des conséquences accidentelles de nos actes ? La doctrine du double effet, développée par Thomas d’Aquin, distingue l’effet voulu de l’effet accidentellement produit.
L’Accident en Esthétique
Dans l’art, l’accident peut devenir créateur : les coulures de Francis Bacon, les hasards contrôlés de John Cage révèlent que l’accidentel peut être esthétiquement constitutif.
L’Accident en Science
La science moderne montre que de nombreuses découvertes résultent d’accidents : la pénicilline, les rayons X. Ces « accidents heureux » (serendipity) questionnent la rationalité scientifique pure.
L’accident demeure ainsi une notion philosophique fondamentale qui interroge nos conceptions de la nécessité, de la liberté et du sens. Il révèle la complexité ontologique d’un monde où contingence et nécessité s’entremêlent de façon souvent imprévisible.