Définition
La distinction entre a priori et a posteriori concerne les sources et modes de la connaissance. L’a priori (littéralement « à partir de ce qui vient avant ») désigne ce qui est connu indépendamment de l’expérience sensible, par la seule raison. L’a posteriori (littéralement « à partir de ce qui vient après ») désigne ce qui est connu par et après l’expérience empirique.
Cette distinction épistémologique fondamentale interroge les rapports entre raison et expérience, universalité et contingence, nécessité et facticité dans la constitution du savoir humain.
Les Origines Médiévales
La Scolastique et la Causalité
La distinction naît dans la scolastique médiévale pour caractériser deux types de démonstration :
- Démonstration propter quid (a priori) : par les causes vers les effets
- Démonstration quia (a posteriori) : par les effets vers les causes
Thomas d’Aquin illustre cette distinction : prouver que les planètes ne scintillent pas parce qu’elles sont proches (a priori) diffère de conclure qu’elles sont proches parce qu’elles ne scintillent pas (a posteriori).
Le Rationalisme Moderne
Descartes et les Vérités Éternelles
René Descartes développe une conception rationaliste de l’a priori. Les vérités mathématiques et logiques sont connues a priori par « intuition » et « déduction ». Le cogito lui-même constitue une vérité a priori : sa nécessité ne dépend d’aucune expérience particulière.
Spinoza et la Connaissance Géométrique
Baruch Spinoza radicalise l’a priori dans l’Éthique. La connaissance vraie procède more geometrico : définitions, axiomes et démonstrations a priori révèlent la nécessité rationnelle du réel.
Leibniz et les Vérités de Raison
Gottfried Wilhelm Leibniz systématise la distinction entre :
- Vérités de raison (a priori) : nécessaires, leur contraire implique contradiction
- Vérités de fait (a posteriori) : contingentes, connaissables par expérience
Les vérités a priori se fondent sur le principe de non-contradiction, les vérités a posteriori sur le principe de raison suffisante.
L’Empirisme et la Critique de l’A Priori
Locke et la Tabula Rasa
John Locke conteste l’existence d’idées innées dans l’Essai sur l’entendement humain. L’esprit est initialement « tabula rasa » ; toute connaissance dérive de l’expérience par sensation et réflexion.
Cette critique empiriste remet en question la possibilité même de connaissances a priori substantielles.
Hume et le Scepticisme
David Hume radicalise la critique empiriste. Dans l’Enquête sur l’entendement humain, il montre que même la causalité ne peut être connue a priori : nous inférons les causes des effets par habitude basée sur l’expérience répétée.
Hume limite l’a priori aux « relations d’idées » (mathématiques, logique) tandis que les « questions de fait » relèvent entièrement de l’a posteriori.
Kant et la Révolution Critique
Le Dépassement de l’Alternative
Emmanuel Kant révolutionne la problématique dans la Critique de la raison pure. Il refuse l’alternative entre rationalisme dogmatique et empirisme sceptique en distinguant :
- Analytique/Synthétique : selon le rapport prédicat/sujet
- A priori/A posteriori : selon la source de justification
Les Jugements Synthétiques A Priori
Kant découvre une classe révolutionnaire de jugements : les jugements synthétiques a priori. Ils sont :
- Synthétiques : le prédicat ajoute au concept du sujet
- A priori : leur vérité ne dépend pas de l’expérience
- Universels et nécessaires : ils valent pour toute expérience possible
Exemples Kantiens
- Mathématiques : « 7 + 5 = 12 » (synthétique car 12 n’est pas contenu analytiquement dans 7 + 5)
- Géométrie : « La ligne droite est la plus courte entre deux points »
- Physique pure : « Tout changement a une cause »
La Révolution Copernicienne
Kant explique la possibilité des synthétiques a priori par sa « révolution copernicienne » : les objets se règlent sur notre connaissance plutôt que l’inverse. L’a priori structure transcendantalement l’expérience possible.
Les Formes A Priori
Kant identifie plusieurs niveaux d’a priori :
- Intuitions pures : espace et temps
- Catégories de l’entendement : unité, réalité, négation, substance, causalité, etc.
- Idées de la raison : âme, monde, Dieu
L’Idéalisme Post-kantien
Fichte et l’A Priori Absolu
Johann Gottlieb Fichte absolutise l’a priori : le Moi se pose lui-même a priori et pose le Non-Moi. Toute la réalité se déduit a priori de cet acte originaire.
Hegel et l’A Priori Dialectique
Georg Wilhelm Friedrich Hegel dialectise l’a priori dans la Science de la logique. Les déterminations logiques se développent a priori selon leur nécessité interne, mais cette apriorité est processuelle, non statique.
Les Remises en Question Modernes
Mill et l’Empirisme Logique
John Stuart Mill conteste les mathématiques comme a priori dans le Système de logique. Même l’arithmétique dériverait de généralisations empiriques : nous savons que 2 + 2 = 4 parce que nous n’avons jamais observé d’exception.
Poincaré et les Conventions
Henri Poincaré développe une conception conventionnaliste : les axiomes géométriques ne sont ni a priori ni a posteriori mais des conventions commodes. Cette position influence le positivisme logique.
Le Positivisme Logique
Carnap et la Restructuration
Rudolf Carnap restructure la distinction dans La Construction logique du monde. Il oppose :
- Vérités logico-mathématiques : analytiques, vides de contenu empirique
- Propositions empiriques : synthétiques, testables par l’expérience
L’Élimination du Synthétique A Priori
Le positivisme logique rejette les jugements synthétiques a priori kantiens : soit une proposition est analytique (logico-mathématique), soit elle est empirique. Le kantisme commet une confusion catégorielle.
Quine et la Critique de l’Analyticité
Willard Van Orman Quine ébranle tout l’édifice dans « Deux dogmes de l’empirisme » (1951). Il conteste la distinction analytique/synthétique elle-même, et par conséquent l’a priori/a posteriori.
L’Holisme Épistémologique
Pour Quine, nos croyances forment un « tissu » holistique face au tribunal de l’expérience. Aucune proposition n’est révisable isolément : même la logique peut être modifiée sous la pression empirique.
Kripke et la Révolution Modale
Saul Kripke révolutionne la discussion dans La Logique des noms propres (1980). Il distingue :
- Épistémologique : a priori/a posteriori (comment nous connaissons)
- Métaphysique : nécessaire/contingent (comment les choses sont)
Les Identités Nécessaires A Posteriori
Kripke découvre des vérités nécessaires a posteriori : « L’eau est H2O », « Hespérus est Phosphorus ». Ces identités sont métaphysiquement nécessaires mais épistémologiquement a posteriori.
Inversement, certaines vérités peuvent être contingentes a priori : « Le mètre étalon mesure un mètre » (au moment de sa définition).
L’Appriorisme Contemporain
Peacocke et les Concepts A Priori
Christopher Peacocke défend un appriorisme modéré : certains concepts portent en eux des conditions a priori de possession qui génèrent des connaissances a priori.
Boghossian et l’Analyticité
Paul Boghossian tente de réhabiliter l’analyticité contre Quine, permettant un retour contrôlé de l’a priori logico-conceptuel.
La distinction a priori/a posteriori demeure centrale en épistémologie contemporaine, mais sous des formes renouvelées qui intègrent les acquis de la logique modale, des sciences cognitives et de la philosophie du langage. Elle continue d’interroger les rapports complexes entre raison et expérience dans la constitution du savoir humain.