Définition et étymologie
Le Ṛgveda (ऋग्वेद en devanagari) constitue le plus ancien et le plus important des quatre Védas, textes sacrés fondateurs de la tradition hindoue. Le terme se compose de ṛc (hymne, stance, louange poétique) et veda (connaissance, savoir), signifiant littéralement « Connaissance des hymnes » ou « Veda des stances ». Composé en sanskrit védique archaïque approximativement entre 1500 et 1200 av. J.-C., bien que certains érudits proposent des datations plus anciennes, le Ṛgveda représente non seulement le texte le plus ancien de la littérature indienne mais également l’un des plus anciens documents littéraires de l’humanité indo-européenne. Sa valeur dépasse largement le domaine religieux, offrant des témoignages linguistiques, historiques, sociologiques et philosophiques irremplaçables sur la civilisation védique.
Structure et organisation
Le Ṛgveda rassemble 1028 hymnes (sūktas), totalisant 10 552 versets (ṛcas) organisés en dix livres ou cycles (maṇḍalas). Cette structure ne suit pas un ordre chronologique de composition mais reflète des considérations thématiques, liturgiques et de transmission familiale. Les maṇḍalas II à VII, appelés « livres de famille » (kulamandalaḥ), sont attribués à des lignées spécifiques de ṛṣis (poètes-voyants) : Gṛtsamada, Viśvāmitra, Vāmadeva, Atri, Bharadvāja et Vasiṣṭha. Ces livres représentent probablement la couche la plus ancienne du recueil.
Le premier maṇḍala et les huitième, neuvième et dixième constituent des ajouts ultérieurs. Le neuvième livre se distingue en étant entièrement consacré à Soma, le breuvage sacré divinisé. Le dixième maṇḍala, le plus récent, contient certains des hymnes les plus philosophiquement sophistiqués, marquant une transition vers la spéculation cosmogonique et métaphysique qui s’épanouira dans les Upaniṣads.
Chaque hymne varie en longueur, de quelques versets à plus de cinquante, et suit des mètres poétiques (chandas) précis comme le gāyatrī (trois vers de huit syllabes), l’anuṣṭubh (quatre vers de huit syllabes) ou le triṣṭubh (quatre vers de onze syllabes). Cette prosodie sophistiquée témoigne d’une haute maîtrise littéraire.
Le panthéon védique
Les hymnes ṛgvédiques sont principalement dédiés aux divinités (devas) du panthéon védique, souvent personnifications de forces naturelles mais dotées d’attributs psychologiques et moraux complexes. La tradition identifie trente-trois divinités principales, bien que le nombre effectif mentionné dépasse largement ce chiffre.
Indra, dieu guerrier de l’orage et de la foudre, domine le Ṛgveda avec environ 250 hymnes. Il incarne la puissance martiale, défait le démon Vṛtra pour libérer les eaux cosmiques, protège les Aryens et consomme le soma en quantités prodigieuses. Agni, feu sacrificiel et messager entre humains et dieux, reçoit environ 200 hymnes. Il représente le médiateur essentiel du culte védique, transportant les oblations aux divinités célestes.
Soma, à la fois plante, breuvage psychotrope et divinité, occupe le neuvième maṇḍala entier. Son pressage et sa consommation rituelle constituent le cœur de nombreux sacrifices. Varuṇa, gardien de l’ordre cosmique (ṛta) et souverain des eaux célestes, possède un caractère plus moral et mystérieux qu’Indra, punissant les transgressions et liant les coupables. D’autres divinités importantes incluent Mitra (contrat, amitié), les Aśvins (dieux jumeaux guérisseurs), Uṣas (aurore personnifiée), Sūrya (soleil) et Rudra (ancêtre proto-shivaïte, dieu terrible et bienfaisant).
Pensée cosmogonique et philosophique
Si la majorité des hymnes manifestent un polythéisme ritualiste, le Ṛgveda contient déjà des intuitions monistes et des spéculations cosmogoniques préfigurant les développements philosophiques ultérieurs. L’hymne célèbre du Puruṣa (X.90) décrit le sacrifice cosmique de l’Homme primordial dont le démembrement produit l’univers, les classes sociales, les animaux et les dieux eux-mêmes. Ce mythe fonde théologiquement le système des varṇas (classes) et établit le sacrifice comme principe structurant du cosmos.
Le Nāsadīya Sūkta ou « Hymne de la Création » (X.129) représente un sommet de sophistication philosophique. Il interroge l’origine ultime en termes agnostiques remarquables : « Ni l’être ni le non-être n’existaient alors, ni l’espace ni le firmament au-delà. Qu’y avait-il à envelopper, et où, et sous quelle protection ? […] Qui sait vraiment ? Qui peut le proclamer ici ? D’où cette création est-elle apparue ? Les dieux sont venus après cette création du monde. Qui donc sait d’où elle a surgi ? » Cette suspension du jugement face au mystère cosmogonique témoigne d’une pensée critique émergente.
D’autres hymnes manifestent une tendance hénothéiste ou moniste. Le célèbre verset « Ekam sad viprā bahudhā vadanti » (I.164.46) affirme : « Ce qui est Un, les sages le nomment de multiples façons – ils l’appellent Agni, Yama, Mātariśvan. » Cette intuition de l’unité sous-jacente à la multiplicité divine annonce les développements védantiques ultérieurs.
Le sacrifice et l’ordre cosmique
Le sacrifice (yajña) constitue l’institution centrale de la religion védique. Les hymnes accompagnent les rituels d’oblation où le feu (Agni) consume les offrandes destinées aux dieux. Le sacrifice n’est pas simple don propitiatoire mais transaction cosmique maintenant l’ordre universel (ṛta). Cette conception ritualiste dominera les Brāhmaṇas avant d’être intériorisée et philosophisée dans les Upaniṣads.
Le concept de ṛta, ordre cosmique et moral, structure la vision védique du monde. Ṛta désigne la régularité des phénomènes naturels (saisons, cours des astres) et les normes éthiques. Les dieux, particulièrement Varuṇa et Mitra, sont gardiens du ṛta. Le sacrifice humain participe au maintien de cet ordre, établissant une correspondance (bandhu) entre microcosme rituel et macrocosme.
Transmission et préservation
Le Ṛgveda fut transmis exclusivement par voie orale pendant des millénaires grâce à des techniques mnémotechniques extraordinaires. Les brāhmaṇas de la lignée Śākala développèrent des méthodes de récitation sophistiquées (vikṛti) permettant une préservation phonétique parfaite : récitation continue (saṃhitā-pāṭha), mot à mot (pada-pāṭha), récitation alternée (krama-pāṭha) et autres permutations complexes. Cette oralité sacrée explique l’importance accordée à la prononciation correcte et la science phonétique (śikṣā) développée dans les Vedāṅgas.
La première transcription écrite date probablement du début de notre ère, bien que des manuscrits complets ne subsistent qu’à partir du XVe siècle. Cette préservation orale constitue un exploit culturel remarquable, garantissant une stabilité textuelle supérieure à celle de nombreux textes écrits anciens.
Découverte occidentale et importance
La découverte du Ṛgveda par les orientalistes européens au XIXe siècle révolutionna la linguistique comparée et l’étude des religions. Max Müller publia la première édition critique (1849-1874) et sa traduction anglaise. Le sanskrit védique permit d’éclairer l’évolution des langues indo-européennes et de confirmer les parentés entre sanskrit, grec, latin et autres langues de cette famille.
Pour la philosophie comparée, le Ṛgveda ouvre une fenêtre sur une pensée religieuse antérieure aux grandes synthèses philosophiques, révélant comment le questionnement métaphysique émerge du contexte ritualiste et mythologique. Sa combinaison de polythéisme rituel, d’intuitions monistes et de spéculation cosmogonique illustre la richesse et la complexité de la pensée védique primitive, matrice de toute la tradition philosophique indienne ultérieure.
Ci-dessous, le Nāsadīya Sūkta (Hymne de la Création), Ṛgveda X.129, l’un des passages les plus profonds du texte :
1. Alors n’existait ni le non-être ni l’être.
Il n’y avait ni l’espace aérien, ni le firmament au-delà.
Qu’est-ce qui se mouvait ? Où ? Sous la protection de quoi ?
Qu’était cette eau profonde et insondable ?
2. Alors n’existaient ni la mort ni l’immortalité.
Il n’y avait pas de signe distinctif de la nuit ni du jour.
L’Un respirait sans souffle, par sa propre impulsion.
En dehors de Lui, rien d’autre n’existait.
3. Au commencement, les ténèbres étaient cachées par les ténèbres.
Tout ceci était une onde indistincte.
Ce qui, recouvert par le vide, était sur le point de naître,
Cet Un surgit par la puissance de la chaleur (tapas).
4. Au commencement, le désir (kāma) s’éleva en Lui,
Ce qui fut la première semence de la pensée.
Cherchant en leur cœur par la sagesse,
Les sages trouvèrent le lien de l’être dans le non-être.
5. Leur corde fut tendue en travers.
Y avait-il un en-bas ? Y avait-il un en-haut ?
Il y avait des porteurs de semence, il y avait des puissances.
En bas était l’impulsion, en haut était l’élan.
6. Qui sait vraiment ? Qui peut le proclamer ici ?
D’où cette création est-elle apparue ?
Les dieux sont venus après cette création du monde.
Qui donc sait d’où elle a surgi ?
7. Cette création, d’où elle provient,
Si elle fut créée ou non –
Celui qui en est le surveillant dans le plus haut des cieux,
Lui seul le sait – ou peut-être ne le sait-il pas.







