Définition et étymologie
YHWH (יהוה), appelé tétragramme (du grec « quatre lettres »), constitue le nom propre de Dieu dans la tradition biblique hébraïque, apparaissant environ 6 800 fois dans le texte massorétique. Ces quatre consonnes hébraïques – yod (י), hé (ה), vav (ו), hé (ה) – forment le nom le plus sacré et mystérieux de la Bible, dont la prononciation originelle s’est perdue au cours de l’histoire juive. Il est donc, à proprement parler, imprononçable.
L’étymologie demeure débattue, mais la théorie dominante le rattache à la racine verbale hébraïque היה (hayah), signifiant « être », « devenir » ou « faire advenir ». Cette connexion s’appuie sur l’auto-révélation divine en Exode 3:14, où Dieu répond à Moïse qui demande son nom : « Ehyeh asher ehyeh » (אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה), généralement traduit « Je suis celui qui suis » (dans la traduction grecque), la traduction exacte étant « Je serai qui je serai », avant d’ajouter : « Tu diras aux enfants d’Israël : YHWH, le Dieu de vos pères… m’a envoyé vers vous. »
Cette étymologie suggère que YHWH pourrait être une forme verbale à la troisième personne signifiant « Il est », « Il fait être » ou « Il fait advenir », indiquant potentiellement que Dieu est l’Être par excellence ou la source de tout être. Si l’on peut prononcer le nom de Dieu, celui-ci est-il infini ? Ou bien possède-t-il une infinité de noms ce qui conduit à le rendre impossible à nommer ?
D’autres théories proposent des origines extra-bibliques : certains cherchent des connexions avec des divinités cananéennes ou madianites, d’autres avec des formes verbales sémitiques exprimant la causalité ou la présence. L’incertitude étymologique elle-même nourrit la réflexion philosophique sur l’ineffabilité divine.
L’interdit de prononciation et ses substituts
Dès la période du Second Temple (Ve siècle avant notre ère – Ier siècle), la prononciation du tétragramme se restreint progressivement. Seul le Grand Prêtre pouvait le prononcer une fois par an, lors du Yom Kippour, dans le Saint des Saints du Temple de Jérusalem. Après la destruction du Temple en 70 de notre ère, la prononciation authentique se perd définitivement. La tradition juive substitue « Adonaï » (אֲדֹנָי, « mon Seigneur ») lors de la lecture publique, tandis que dans l’étude on dit « HaShem » (הַשֵּׁם, « le Nom »). Cette pratique repose sur l’interprétation du troisième commandement du Décalogue : « Tu ne prononceras pas le nom de YHWH ton Dieu en vain. »
Les massorètes, scribes juifs médiévaux qui ajoutèrent les voyelles au texte consonantique hébreu (VIIe-Xe siècles), placèrent sous les consonnes YHWH les voyelles d’Adonaï comme rappel de substitution. Cette combinaison hybride donna naissance à la forme erronée « Jehovah » (ou « Jéhovah »), utilisée par certains traducteurs chrétiens dès le Moyen Âge et popularisée par les Témoins de Jéhovah. Les érudits contemporains proposent « Yahvé » ou « Yahweh » comme reconstitution probable, mais cette prononciation reste hypothétique.
Signification théologique et révélation de l’Être
Le passage d’Exode 3:14 constitue un pivot herméneutique majeur. Lorsque Dieu se révèle comme « Ehyeh asher ehyeh », il établit une connexion mystérieuse entre son nom et l’être lui-même. Cette auto-désignation a profondément marqué la métaphysique occidentale. Pour certains exégètes, elle signifie « Je suis celui qui est éternellement présent », affirmant l’existence absolue, nécessaire et éternelle de Dieu. Pour d’autres, elle évoque la liberté souveraine divine : « Je serai qui je veux être » ou « Je me manifesterai comme je l’entendrai », refusant toute définition qui enfermerait Dieu dans les catégories humaines. D’autres présentent la signification comme « Je serai celui que tu voudras que je sois ».
Cette ambiguïté grammaticale – le verbe hébraïque ne distinguant pas clairement présent et futur – enrichit considérablement l’interprétation. YHWH désigne-t-il l’Être statique, éternellement identique à lui-même, ou la présence dynamique qui se manifeste dans l’histoire ? Cette question traverse toute la philosophie théiste.
Interprétations philosophiques juives
Maïmonide (1138-1204), dans le « Guide des égarés », analyse YHWH comme le nom révélant l’essence divine en tant qu’Être nécessaire. Contrairement aux autres noms divins bibliques qui sont des attributs ou des descriptions fonctionnelles, YHWH désigne l’essence même : l’être pur, simple, éternel, sans composition ni contingence. Cette lecture aristotélico-néoplatonicienne identifie YHWH à l’actualité pure, l’intellect qui se pense lui-même, la cause première incausée. Maïmonide insiste toutefois que même ce nom ne capture pas vraiment l’essence divine ineffable ; il indique simplement l’existence nécessaire sans révéler la nature intime de Dieu.
La Kabbale médiévale développe une mystique du tétragramme. Dans le Zohar (XIIIe siècle), YHWH représente la structure même de la réalité divine à travers les dix sefirot (émanations divines). Les quatre lettres correspondent à différents niveaux de manifestation divine : le yod pointe vers Hokhmah (Sagesse), le premier hé vers Binah (Intelligence), le vav unit les six sefirot intermédiaires, et le hé final désigne Malkhout (Royaume). Cette lecture voit dans le nom divin une cartographie métaphysique de l’émanation divine.
Distinction avec Elohim et théologie des noms
La Bible hébraïque utilise différents noms divins révélant des facettes distinctes. Tandis qu’Elohim évoque la puissance créatrice universelle et la transcendance, YHWH connote la relation personnelle, l’alliance particulière avec Israël, l’immanence historique. Cette distinction s’observe dans les récits de la Genèse : Elohim crée l’univers par sa parole (Genèse 1), YHWH forme l’humain de ses mains et établit une relation intime (Genèse 2-3).
Maïmonide associe Elohim à l’attribut de justice (din) et YHWH à l’attribut de miséricorde (rahamim). Cette dualité structure la théologie rabbinique : Dieu gouverne le monde par ces deux mesures complémentaires. Le tétragramme révèle ainsi un Dieu qui entre dans l’histoire humaine, qui appelle Abraham, libère Israël d’Égypte, établit l’alliance sinaïtique – non pas le Dieu abstrait des philosophes, mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Réceptions chrétiennes et philosophiques modernes
Les Pères de l’Église grecs, particulièrement Grégoire de Nysse et Pseudo-Denys l’Aréopagite, méditent sur Exode 3:14 comme révélation de l’Être absolu. Thomas d’Aquin (1225-1274) en fait le fondement de sa métaphysique : « Ego sum qui sum » (Je suis celui qui suis, traduction latine de la Vulgate) révèle que Dieu est l’ipsum esse subsistens, l’Être subsistant par soi, dont l’essence est d’exister. Cette identification de Dieu à l’Être pur influence toute la scolastique médiévale et moderne.
Étienne Gilson (1884-1978) voit dans Exode 3:14 la naissance de la métaphysique de l’être, distinguant radicalement la conception biblique (Dieu comme acte pur d’exister) de la métaphysique grecque (Dieu comme substance suprême ou intellect). Cette « révélation métaphysique » ferait du monothéisme biblique une révolution philosophique autant que religieuse.
Emmanuel Levinas (1906-1995) propose une lecture éthique : YHWH ne révèle pas une essence ontologique mais une exigence éthique, une présence qui appelle à la responsabilité. Le nom divin résiste à la conceptualisation philosophique, préservant l’altérité radicale de Dieu. Martin Buber (1878-1965) interprète YHWH comme la présence du « Tu éternel » dans la relation dialogique.









