Définition et étymologie
Le noème (du grec noēma, νόημα, « pensée, ce qui est pensé », dérivé de noein, « penser, concevoir intellectuellement ») désigne, dans la phénoménologie husserlienne, le corrélat objectif de tout acte de conscience. C’est le contenu intentionnel de la conscience, ce qui est visé par l’acte mental, distinct à la fois de l’acte psychologique lui-même (la noèse) et de l’objet réel extérieur.
Le noème représente l’objet « tel qu’il est visé » par la conscience : non pas la chose matérielle existant indépendamment, mais le sens objectif que la conscience constitue dans son rapport intentionnel au monde. Il s’agit d’une structure de signification qui articule ce qui apparaît dans l’expérience consciente.
Usage philosophique
Husserl et la structure noético-noématique
Edmund Husserl introduit systématiquement la distinction noèse/noème dans ses Idées directrices pour une phénoménologie (1913). Cette distinction constitue l’une des innovations majeures de sa phénoménologie transcendantale et structure toute son analyse de la conscience intentionnelle.
La noèse désigne le versant subjectif de l’expérience : l’acte de conscience lui-même avec ses modalités (percevoir, imaginer, juger, désirer). Le noème en est le corrélat objectif : le « perçu en tant que perçu », l' »imaginé en tant qu’imaginé », le « jugé en tant que jugé ». Toute conscience étant intentionnelle, c’est-à-dire conscience de quelque chose, elle présente cette structure duelle inséparable.
Husserl analyse le noème selon plusieurs strates. Le noyau noématique comprend le sens objectif qui détermine l’identité de ce qui est visé. Par exemple, dans diverses perceptions d’un arbre (de face, de dos, de loin, de près), le sens « cet arbre » demeure identique malgré les variations des apparences sensibles. Ce noyau comporte lui-même un « objet pur et simple », le X identique visé à travers les différentes déterminations.
Autour de ce noyau gravitent des caractères noématiques qui qualifient le mode de donation : l’objet est donné comme « certain », « probable », « douteux », « agréable », « menaçant », etc. Ces caractères ne modifient pas l’identité de ce qui est visé, mais déterminent comment il est visé.
Le noème et la question de l’existence
Un aspect crucial du noème est son indépendance vis-à-vis de l’existence effective de l’objet référentiel. Que l’objet existe réellement ou soit purement imaginaire, il possède un noème. La perception d’un centaure et celle d’un cheval ont chacune leur structure noématique propre, bien que seul le cheval existe dans la réalité naturelle.
Cette neutralité existentielle du noème permet à Husserl de pratiquer l’époché phénoménologique : suspendre la thèse d’existence du monde naturel pour étudier purement les structures de sens de la conscience. Le phénoménologue n’étudie pas si l’objet existe, mais comment il se constitue comme sens pour une conscience.
Le noème ne se confond donc ni avec l’objet réel transcendant (qui peut ne pas exister ou exister autrement que visé), ni avec une représentation mentale subjective (il possède une objectivité idéale). Il occupe une position intermédiaire : c’est l’objet dans la conscience, mais comme pôle d’identité objectif, non comme contenu mental réel.
Débats interprétatifs
L’interprétation exacte du noème husserlien a suscité d’intenses débats. Dagfinn Føllesdal propose une lecture « fregéenne » : le noème serait analogue au sens (Sinn) chez Frege, distinct de la référence (Bedeutung). Cette lecture insiste sur le noème comme contenu de signification abstrait, entité idéale médiatisant le rapport à l’objet.
Hubert Dreyfus et d’autres critiquent cette interprétation, soulignant que Husserl distingue parfois mal le noème de l’objet intentionnel lui-même. Des passages suggèrent que le noème serait plutôt l’objet transcendant lui-même, mais considéré sous un certain angle, dans un certain mode de donation.
Robert Sokolowski et John Drummond défendent des lectures nuancées : le noème possède une structure complexe incluant divers moments (noyau, sens déterminant, caractères thétiques) qui articulent ensemble la manifestation de l’objet.
Extensions et critiques
Les disciples de Husserl développent diversement le concept. Roman Ingarden, dans sa théorie de l’œuvre d’art littéraire, analyse les « objets purement intentionnels » comme noèmes complexes constitués par le texte. Aron Gurwitsch reformule la théorie noématique en termes de « champ de conscience » influencé par la Gestaltpsychologie.
Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le Néant, critique la notion de noème comme dangereusement idéaliste. Pour Sartre, elle risque d’enfermer la conscience dans une sphère de sens coupée du monde réel. Il préfère affirmer que la conscience vise directement l’objet transcendant lui-même, sans médiation d’un contenu noématique.
Maurice Merleau-Ponty, tout en retenant la structure intentionnelle, reproche à l’analyse noétique-noématique son intellectualisme. Elle privilégierait la conscience représentative au détriment de l’expérience corporelle et perceptive préprédicative.
Portée contemporaine
La théorie du noème influence profondément la philosophie analytique de l’esprit contemporaine, notamment les débats sur l’intentionnalité et le contenu mental. Des philosophes comme John Searle ou Tim Crane reprennent, sous d’autres vocabulaires, des distinctions proches de celle entre noèse et noème pour analyser la structure de la conscience.
Le concept demeure central pour comprendre comment la conscience peut viser des objets inexistants, comment différents actes peuvent viser le même objet, et comment l’objectivité émerge de l’activité subjective de constitution de sens.








