Définition et origine
Les Mu’tazilites (al-Mu’tazila, المعتزلة) constituent une école théologique rationaliste de l’islam apparue au VIIIe siècle à Bassorah, en Irak. Le terme dérive de la racine arabe « i’tazala » signifiant « se séparer » ou « se retirer », faisant référence à la séparation légendaire de Wāṣil ibn ‘Atā’ (700-748), fondateur du mouvement, d’avec le cercle d’enseignement de son maître Hasan al-Basri suite à un désaccord théologique sur le statut du grand pécheur. Les Mu’tazilites se désignaient eux-mêmes comme « ahl al-‘adl wa-l-tawhīd » (les partisans de la justice et de l’unicité divine), révélant les deux piliers de leur doctrine. Ce mouvement représente la première tentative systématique d’élaborer une théologie islamique fondée sur la raison (‘aql) en dialogue avec la philosophie grecque, particulièrement le néoplatonisme et l’aristotélisme.
Les cinq principes fondamentaux
La doctrine mu’tazilite repose sur cinq principes (al-uṣūl al-khamsa) constituant un système théologique cohérent. Le premier principe, l’unicité divine absolue (tawhīd), affirme que Dieu est un être simple, sans parties ni attributs distincts de son essence. Cette position radicale les conduit à nier que les attributs divins mentionnés dans le Coran (science, puissance, volonté) soient des entités éternelles coexistant avec Dieu, car cela introduirait une multiplicité incompatible avec l’unicité stricte. Ainsi, dire que Dieu est savant signifie simplement qu’il connaît par son essence, non par un attribut distinct de science.
Le deuxième principe, la justice divine (‘adl), constitue leur contribution la plus caractéristique. Les Mu’tazilites affirment que Dieu est obligatoirement juste et ne peut accomplir le mal. Cette position s’oppose à l’arbitraire divin : Dieu ne peut ordonner l’injuste ni punir l’innocent. La rationalité morale précède la révélation ; certaines actions sont bonnes ou mauvaises par nature, indépendamment du commandement divin. Cette théorie de la valeur objective contraste radicalement avec le volontarisme théologique des Ash’arites, pour qui le bien et le mal sont définis uniquement par la volonté divine.
Le libre arbitre et la responsabilité morale
Le troisième principe, la promesse et la menace (al-wa’d wa-l-wa’īd), découle logiquement du précédent : Dieu doit nécessairement récompenser le croyant vertueux et punir le pécheur impénitent, car sa justice l’y oblige. Cette doctrine s’appuie sur le quatrième principe, la position intermédiaire (al-manzila bayna al-manzilatayn) concernant le statut du musulman qui commet un péché grave : ni croyant complet ni mécréant, il occupe une position médiane. Le cinquième principe, l’ordonnance du bien et l’interdiction du mal (al-amr bi-l-ma’rūf wa-l-nahy ‘an al-munkar), établit l’obligation pour chaque croyant d’agir moralement et politiquement pour établir la justice.
Ces principes reposent sur une affirmation fondamentale du libre arbitre humain. Contre le déterminisme théologique, les Mu’tazilites développent une théorie libertarienne de l’action : l’homme crée véritablement ses actes (khalq al-af’āl). Dieu crée la capacité (qudra) d’agir, mais l’individu actualise librement cette capacité. Cette position vise à résoudre le problème de la théodicée : si Dieu prédéterminait les actions humaines, il serait injuste de punir les pécheurs pour des actes qu’ils n’auraient pu éviter. La responsabilité morale exige l’autonomie de la volonté.
La controverse du Coran créé
Les Mu’tazilites défendent la thèse controversée selon laquelle le Coran est créé (makhlūq) dans le temps, non éternel. Cette position découle directement de leur principe d’unicité : si le Coran, parole de Dieu, était éternel, il existerait deux réalités éternelles (Dieu et sa parole), violant le monothéisme strict. Cette doctrine provoque la plus grande controverse théologique de l’islam médiéval, la Mihna (inquisition) sous le calife al-Ma’mūn (813-833), qui impose officiellement la doctrine mu’tazilite. Cette persécution des théologiens traditionalistes, notamment Ahmad ibn Hanbal qui refuse d’affirmer que le Coran est créé, marque paradoxalement le début du déclin mu’tazilite.
Figures majeures et méthode rationnelle
Parmi les penseurs mu’tazilites éminents, Abū al-Hudhayl al-‘Allāf (752-841) systématise la doctrine et engage des débats philosophiques sur l’atomisme et la causalité. Al-Naẓẓām (775-845) développe une physique originale rejetant l’atomisme pour un continuum matériel, et affirme l’immanence de la causalité naturelle. Al-Jāhiẓ (776-868), grande figure littéraire, popularise les idées mu’tazilites. ‘Abd al-Jabbār (935-1025), dernier grand représentant, produit une synthèse monumentale dans son ouvrage « al-Mughnī », défendant systématiquement le rationalisme théologique.
La méthode mu’tazilite privilégie l’argumentation rationnelle (naẓar) et dialectique (jadal). Ils élaborent une théorie de la connaissance distinguant trois sources : la perception sensorielle, la raison, et la révélation authentifiée rationnellement. La raison possède une autorité autonome pouvant juger même les textes révélés, qui doivent être interprétés allégoriquement (ta’wīl) lorsqu’ils contredisent l’évidence rationnelle ou morale.
Déclin et influence persistante
Le déclin mu’tazilite s’amorce au Xe siècle face à la réaction ash’arite menée par al-Ash’arī (874-936), ancien mu’tazilite converti à une position médiane, et surtout al-Ghazālī (1058-1111) dont la critique dévastatrice dans le « Tahāfut al-Falāsifa » affaiblit le rationalisme philosophique. Les Mu’tazilites survivent dans le chiisme zaydite yéménite, mais disparaissent largement du sunnisme dominant.
Leur héritage demeure considérable : ils établissent le Kalām comme discipline théologique rationnelle, influencent la falsafa (philosophie islamique), et anticipent des débats modernes sur raison et foi, déterminisme et liberté, objectivité morale. Leur tentative de réconcilier révélation et raison, autorité divine et autonomie humaine, reste une référence dans les discussions contemporaines sur l’islam et la modernité.








