Définition et étymologie
Le moksha (sanskrit : मोक्ष, mokṣa, également mukti) désigne la libération spirituelle ultime, l’affranchissement définitif du cycle des renaissances (saṃsāra) et de la souffrance inhérente à l’existence conditionnée. Ce concept représente le but suprême de l’existence humaine (puruṣārtha) dans les traditions philosophiques et religieuses de l’Inde. Le terme dérive de la racine sanskrite muc- ou mokṣ-, signifiant « libérer », « délivrer », « lâcher prise » ou « relâcher », évoquant l’idée d’une émancipation des liens qui enchaînent la conscience à la transmigration et à l’ignorance.
Le moksha s’inscrit dans le cadre conceptuel de la doctrine du karma et du saṃsāra : les actions (karma) génèrent des conséquences qui déterminent les renaissances successives dans un cycle perpétuel d’existences marquées par la souffrance (duḥkha). La libération consiste à sortir définitivement de ce cycle pour atteindre un état de paix, de plénitude et de réalisation absolue. Contrairement aux trois autres buts légitimes de l’existence humaine — le devoir moral (dharma), la prospérité matérielle (artha) et le plaisir (kāma) —, le moksha transcende le monde phénoménal et représente une réalisation métaphysique irréversible.
Émergence dans les Upanishads
Le concept de moksha se développe pleinement dans les Upanishads (VIIIe-IVe siècles avant notre ère), qui marquent un tournant décisif dans la pensée indienne. Alors que les Védas anciens privilégiaient l’obtention de bénéfices terrestres et célestes par le sacrifice rituel, les Upanishads proposent une transformation radicale : la vraie libération ne s’obtient ni par les rites ni par l’ascension vers des paradis temporaires, mais par la connaissance (jñāna) de la réalité ultime.
La Bṛhadāraṇyaka Upanishad établit la distinction fondamentale entre deux voies post-mortem : le « chemin des ancêtres » (pitṛyāṇa), qui mène à des renaissances successives, et le « chemin des dieux » (devayāna), qui conduit à la libération. Cette dernière résulte de la réalisation de l’identité entre l’Ātman (le Soi individuel) et le Brahman (l’Absolu universel). La Kaṭha Upanishad affirme que celui qui connaît l’Ātman immortel transcende la mort et la renaissance : « Connaissant celui-ci, le sage ne s’afflige pas. »
La Muṇḍaka Upanishad distingue deux types de connaissance : la connaissance inférieure (aparā vidyā), comprenant les Védas rituels et les sciences profanes, et la connaissance supérieure (parā vidyā), qui permet de connaître l’impérissable Brahman. Seule cette dernière mène au moksha, décrit comme l’état où « les nœuds du cœur se dénouent, tous les doutes sont dissipés, et les karmas sont épuisés. »
Les voies vers la libération
La tradition indienne reconnaît plusieurs voies (mārga ou yoga) conduisant au moksha. La Bhagavad-Gītā, texte synthétique majeur, présente trois voies principales tout en suggérant leur complémentarité :
Le jñāna-yoga (voie de la connaissance) privilégie la réalisation intellectuelle et contemplative de la vérité ultime. Cette approche, développée particulièrement par l’Advaita Vedānta, considère que l’ignorance métaphysique (avidyā) constitue la racine de l’enchaînement au saṃsāra. La discrimination (viveka) entre le réel et l’irréel, entre l’Ātman éternel et les identifications temporaires avec le corps et le mental, dissipe cette ignorance. Le moksha apparaît alors non comme une acquisition nouvelle, mais comme la reconnaissance de ce qui a toujours été : la nature libérée du Soi.
Le karma-yoga (voie de l’action désintéressée) enseigne que les actions elles-mêmes n’enchaînent pas, mais l’attachement à leurs fruits. En accomplissant ses devoirs (dharma) sans désir égoïste, dans un esprit d’offrande au divin ou au bien universel, l’individu purifie son mental et épuise progressivement son karma accumulé. Krishna enseigne à Arjuna : « Tu as droit à l’action seule, jamais à ses fruits. »
Le bhakti-yoga (voie de la dévotion) affirme que l’amour et la dévotion envers une divinité personnelle peuvent conduire directement à la libération. La grâce divine (prasāda), invoquée par la dédicace totale du dévot, transcende les mérites accumulés et offre une voie accessible à tous, indépendamment de la caste ou de l’érudition. Le Bhāgavata Purāṇa proclame que l’amour désintéressé pour Krishna libère immédiatement.
À ces voies principales s’ajoutent le rāja-yoga (voie de la méditation), systématisé par Patañjali dans les Yoga-Sūtras, qui propose une discipline psychophysique progressive menant à l’isolement (kaivalya) de la conscience pure (puruṣa) de la matière (prakṛti).
Diversité des conceptions du moksha
Les différentes écoles philosophiques indiennes proposent des visions distinctes de la nature du moksha, reflétant leurs métaphysiques respectives.
Pour l’Advaita Vedānta de Śaṅkara, le moksha (ou kaivalya) consiste en la réalisation que seul le Brahman existe, que l’individualité séparée était illusoire, et que l’Ātman n’a jamais été réellement enchaîné. Le « libéré vivant » (jīvanmukta) continue d’habiter un corps mais demeure établi dans la connaissance non-duelle, indifférent aux dualités du plaisir et de la douleur. À la mort du corps, il atteint le videhamukti, la libération incorporelle absolue, décrite comme sat-cit-ānanda (être-conscience-béatitude).
Le Viśiṣṭādvaita de Rāmānuja conçoit le moksha comme l’union béatifique avec Brahman-Vishnu, où l’âme individuelle conserve son identité tout en participant à la nature divine. Cette libération se vit comme une relation d’amour éternel avec le Seigneur personnel, dans une félicité ininterrompue. Le libéré jouit de qualités divines (sārūpya, proximité formelle ; sālokya, résidence dans le même monde ; sāmīpya, proximité spatiale ; sāyujya, union intime) sans pour autant devenir identique à Dieu.
Pour le Dvaita de Madhva, le moksha maintient une distinction éternelle et ontologique entre l’âme et Dieu (Vishnu). La libération consiste en la vision béatifique perpétuelle du Seigneur et en la cessation de la souffrance, mais sans fusion ni dissolution de l’individualité.
Le Sāṃkhya et le Yoga de Patañjali définissent la libération comme kaivalya, l’isolement de la conscience pure (puruṣa) par rapport à la nature matérielle (prakṛti). Cette réalisation résulte d’une discrimination épistémologique radicale permettant au puruṣa de reconnaître qu’il n’est pas affecté par les modifications de prakṛti.
Le bouddhisme, bien qu’il rejette l’idée d’un Soi permanent (anātman), propose le nirvāṇa comme extinction de la soif (tṛṣṇā) et des passions, mettant fin au cycle des renaissances. Le jaïnisme conçoit le moksha comme l’ascension de l’âme (jīva) purifiée de tout karma au sommet de l’univers (siddhaśilā).
Portée philosophique
Le concept de moksha soulève des questions métaphysiques fondamentales : Quelle est la nature véritable du Soi ? La libération est-elle une transformation ou une reconnaissance ? L’individualité persiste-t-elle après la libération ? La souffrance est-elle inhérente à l’existence conditionnée ou contingente ? Ces interrogations ont généré des siècles de débats sophistiqués entre les écoles philosophiques indiennes, produisant une richesse conceptuelle qui continue d’interroger la philosophie contemporaine sur la nature de la conscience, de la liberté et de la réalisation humaine.









