Définition et étymologie
La guématrie (de l’hébreu גימטריה, gematria) désigne une méthode herméneutique d’origine juive qui consiste à calculer la valeur numérique des lettres d’un mot ou d’une phrase pour en dégager un sens caché ou établir des correspondances avec d’autres mots de même valeur numérique. Dans l’alphabet hébraïque, chaque lettre possède une valeur numérique (aleph = 1, bet = 2, guimel = 3, etc.), permettant ainsi de transformer tout texte en séquence de nombres.
L’étymologie du terme fait l’objet de débats. L’hypothèse la plus courante le rattache au grec geometria (géométrie), suggérant une adaptation hébraïque d’un concept mathématique grec. D’autres érudits proposent une dérivation du grec grammateia (qui concerne les lettres). Cette pratique, bien qu’associée principalement à la Kabbale médiévale, trouve ses racines dans le Talmud et s’est développée comme technique d’interprétation scripturaire au sein du judaïsme rabbinique.
Le principe est simple : en additionnant la valeur des lettres composant un mot hébraïque, on obtient un nombre qui peut révéler des connexions mystiques avec d’autres mots de valeur équivalente. Par exemple, dans la tradition kabbalistique, le mot ahavah (amour, אהבה) et le mot ehad (un, אחד) ont tous deux la valeur numérique 13, suggérant que l’amour et l’unité divine sont intrinsèquement liés.
Usage philosophique et herméneutique
Bien que la guématrie soit essentiellement une pratique exégétique religieuse plutôt qu’un concept philosophique au sens strict, elle a exercé une influence sur certains courants de pensée, particulièrement à la Renaissance et dans les traditions ésotériques occidentales.
Dans la tradition kabbalistique, dont des figures comme Moïse de Léon (auteur présumé du Zohar, XIIIe siècle) ou Abraham Aboulafia sont des représentants majeurs, la guématrie ne constitue pas un simple jeu numérique mais une voie d’accès aux structures cachées de la réalité. Elle repose sur la conviction philosophique que le langage hébraïque, langue de la révélation divine, contient en lui-même la structure du cosmos. Les lettres ne sont pas de simples signes conventionnels mais des entités ontologiques participant à l’être même de ce qu’elles désignent.
Cette conception du langage comme révélateur de l’essence des choses peut être rapprochée, avec prudence, de certaines positions philosophiques sur le cratylisme (l’idée que les noms reflètent la nature des choses), débattue depuis le dialogue platonicien Cratyle. Toutefois, la guématrie va plus loin en postulant que la dimension numérique du langage révèle des correspondances cachées dans l’ordre de la création.
À la Renaissance, les philosophes chrétiens de la Kabbale, comme Pic de la Mirandole ou Jean Reuchlin, ont intégré la guématrie dans leurs systèmes syncrétiques, cherchant à démontrer la convergence des traditions sapientiales. Pour Pic, la guématrie offrait une preuve mathématique des vérités théologiques chrétiennes dissimulées dans les textes hébreux.
Dans une perspective plus contemporaine, la guématrie peut être considérée comme un cas limite d’herméneutique, posant la question des critères de validité de l’interprétation. Elle illustre une forme d’exégèse où le sens n’est pas cherché dans l’intention de l’auteur ou dans la référence contextuelle, mais dans les propriétés formelles et mathématiques du signifiant lui-même. Cette approche a été critiquée pour son arbitraire potentiel, puisque la multiplication des méthodes de calcul (guématrie simple, par rangs, etc.) permet de trouver presque n’importe quelle correspondance recherchée.
La guématrie demeure aujourd’hui une pratique vivante dans certains milieux kabbalistiques et a connu un regain d’intérêt dans les études ésotériques, tout en restant marginale dans la philosophie académique contemporaine, où elle est surtout étudiée comme phénomène historique et culturel de l’histoire des idées.









