Définition et délimitation historique
Le gnosticisme désigne un ensemble de mouvements religieux et philosophiques qui se développent principalement entre les Ier et IVe siècles de notre ère, caractérisés par la revendication d’une connaissance (gnosis) salvifique supérieure à la foi ordinaire. Ces systèmes syncrétiques mêlent éléments judéo-chrétiens, philosophie grecque, mythologies orientales et spéculations cosmologiques pour proposer une vision dualiste du monde et une sotériologie élitiste.
Le terme « gnosticisme » est une création moderne (XIXe siècle) qui unifie rétrospectivement des mouvements divers partageant certaines structures communes mais présentant d’importantes variations doctrinales. Cette unification conceptuelle fait débat parmi les spécialistes qui questionnent la pertinence d’une catégorie englobante pour des phénomènes religieux si diversifiés.
Les caractéristiques généralement reconnues du gnosticisme incluent : un dualisme cosmologique opposant monde spirituel et monde matériel, une anthropologie trichotomique (pneumatiques, psychiques, hyliques), une cosmogonie narrant la chute d’éléments divins dans la matière, et une sotériologie fondée sur la révélation de cette origine divine oubliée.
Contexte historique et culturel
L’époque hellénistique
Le gnosticisme naît dans le contexte du syncrétisme religieux de l’époque hellénistique, caractérisé par la rencontre entre traditions grecques, orientales et sémitiques. L’effondrement des structures politiques traditionnelles et l’individualisation de l’expérience religieuse favorisent l’émergence de nouvelles synthèses spirituelles.
Les conquêtes d’Alexandre le Grand (336-323 av. J.-C.) créent un espace culturel unifié où circulent librement les idées philosophiques et religieuses. Cette koiné hellénistique permet l’élaboration de systèmes syncrétiques complexes qui caractériseront le gnosticisme.
Le judaïsme diasporique
Le judaïsme de la diaspora, confronté à l’hellénisation, développe des tendances spéculatives (apocalyptique, sagesse, merkabah) qui nourrissent la réflexion gnostique. Les textes apocalyptiques (Hénoch, 4 Esdras) développent des cosmologies dualistes et des anthropologies qui préfigurent les systèmes gnostiques.
Philon d’Alexandrie (vers 20 av.-50 ap. J.-C.) opère une synthèse sophistiquée entre pensée juive et philosophie platonicienne qui influence les développements gnostiques ultérieurs, notamment par sa doctrine du Logos et sa exégèse allégorique.
L’émergence du christianisme
Le christianisme primitif constitue un terreau particulièrement fertile pour le gnosticisme. La figure du Christ comme révélateur des mystères divins et sauveur de l’humanité offre un cadre conceptuel que les gnostiques réinterprètent selon leurs propres catégories.
Les écrits pauliniens, avec leur opposition entre chair et esprit, leur doctrine des « mystères » et leur sotériologie complexe, fournissent des éléments que les systèmes gnostiques développent dans des directions souvent hétérodoxes.
Les grandes écoles gnostiques
Le gnosticisme syrien : Saturnin et les Ophites
Saturnin d’Antioche (IIe siècle) développe l’un des premiers systèmes gnostiques cohérents. Il enseigne que le monde matériel résulte de l’intervention d’anges inférieurs ignorant le Dieu suprême. Le Christ, envoyé par ce Dieu inconnu, révèle aux hommes leur origine divine et leur enseigne à échapper au monde matériel.
Les Ophites (ou Naassènes) développent une gnose plus radicale où le serpent de la Genèse devient le véritable libérateur qui révèle à l’homme sa nature divine contre les prohibitions du démiurge Ialdabaoth.
L’école valentinienne
Valentin (vers 100-160) élabore le système gnostique le plus sophistiqué et influent. Sa cosmogonie décrit l’émanation du Plérôme (Plénitude divine) par couples d’Éons (Bythos-Silence, Nous-Vérité, Logos-Vie, etc.) jusqu’à la chute de Sophia qui engendre le monde matériel.
L’anthropologie valentinienne distingue trois catégories d’hommes : les pneumatiques (gnostiques) destinés au salut, les psychiques (chrétiens ordinaires) susceptibles de salut par la foi, et les hyliques (matérialistes) voués à la perdition. Cette hiérarchisation élitiste caractérise l’ensemble du mouvement gnostique.
Basilide et l’école alexandrine
Basilide d’Alexandrie (IIe siècle) développe un système original où le monde émane d’un « Dieu inexistant » par une série de créations successives. Sa doctrine de la métempsychose et sa théodicée sophistiquée (souffrance comme expiation de péchés antérieurs) témoignent de l’influence de spéculations philosophiques hellénistiques.
Marcion et le dualisme radical
Marcion du Pont (vers 85-160) propose un dualisme radical entre le Dieu inconnu de bonté révélé par Jésus et le Démiurge justicier de l’Ancien Testament. Cette opposition absolue entre Ancien et Nouveau Testament conduit à la formation du premier canon chrétien alternatif, exclusivement paulinien.
Bien que souvent distingué du gnosticisme proprement dit, le marcionisme partage avec lui la structure dualiste et la dévalorisation du monde matériel.
Cosmogonie et mythologie gnostiques
Le Plérôme et les Éons
La plupart des systèmes gnostiques décrivent une Plénitude divine (Plérôme) peuplée d’entités spirituelles (Éons) émanant du Père ineffable par couples syzygiaux. Cette géographie céleste complexe structure l’univers spirituel authentique par opposition au monde matériel inférieur.
Ces spéculations cosmologiques mêlent influences platoniciennes (monde intelligible), stoïciennes (pneuma) et orientales (émanations) dans des synthèses originales qui témoignent de la créativité mythologique gnostique.
La chute de Sophia
Le mythe central du gnosticisme narre la chute de Sophia (Sagesse), dernier Éon du Plérôme, qui tente de connaître le Père ineffable sans l’intermédiaire de son partenaire masculin. Cette tentative passionnelle engendre l’Achamoth, substance psychique à partir de laquelle se forme le monde matériel.
Cette mythologie sophistiquée explique à la fois l’origine du mal (chute de Sophia) et la possibilité du salut (présence d’éléments divins dans la matière).
Le Démiurge et la création
Le Démiurge (souvent identifié au Dieu de l’Ancien Testament) crée le monde matériel dans l’ignorance de la véritable transcendance divine. Cette création, bien qu’imparfaite, emprisonne les étincelles pneumatiques issues de la chute de Sophia.
Cette reinterprétation radicale de la Genèse transforme le créateur biblique en figure ambiguë, ni absolument mauvaise ni véritablement divine, simple instrument de la Providence supérieure.
Sotériologie gnostique
La révélation salvifique
Le salut gnostique s’opère par la révélation (apocalypse) qui réveille l’étincelle divine endormie dans l’âme. Cette révélation, apportée par un Sauveur descendu du Plérôme (souvent identifié au Christ), dévoile à l’homme sa véritable origine et sa destinée spirituelle.
Cette sotériologie cognitive oppose la connaissance salvifique (gnosis) à l’ignorance (agnoia) responsable de l’emprisonnement dans la matière. Le salut ne dépend ni des œuvres ni de la foi simple mais de la connaissance des mystères cosmologiques.
L’ascension de l’âme
Les textes gnostiques décrivent minutieusement l’ascension post-mortem de l’âme pneumatique à travers les sphères planétaires gouvernées par les Archontes hostiles. Cette remontée vers le Plérôme nécessite la connaissance des mots de passe et des formules magiques révélés par la gnose.
Cette topographie céleste complexe témoigne de l’influence des spéculations astrrologiques et magiques de l’époque hellénistique.
Sources et découvertes modernes
Les sources hérésiologiques
Notre connaissance du gnosticisme dépendait jusqu’au XXe siècle principalement des réfutations patristiques (Irénée, Hippolyte, Épiphane). Ces sources indirectes, malgré leur hostilité manifeste, préservent de précieuses informations sur les doctrines et les textes gnostiques.
La bibliothèque de Nag Hammadi
La découverte en 1945 de treize codex gnostiques près de Nag Hammadi (Égypte) révolutionne notre compréhension du phénomène gnostique. Ces textes authentiques (Évangile de Thomas, Évangile de Philippe, Apocalypse de Jean, etc.) permettent d’accéder directement à la littérature gnostique.
Cette découverte majeure révèle la diversité du gnosticisme et nuance l’image uniformément négative transmise par les hérésiologues. Elle confirme aussi la sophistication théologique et littéraire de ces mouvements.
Influence et postérité
L’influence sur le christianisme
Malgré sa condamnation officielle, le gnosticisme influence durablement le christianisme : développement de la théologie negative, mystique de l’union, spéculations trinitaires. Certains thèmes gnostiques (dévalorisation du monde, élitisme spirituel) resurgissent périodiquement dans l’histoire chrétienne.
Les résurgences historiques
Le gnosticisme inspire diverses hérésies médiévales (Cathares, Bogomiles) et influence les courants ésotériques modernes (théosophie, anthroposophie). Ces résurgences témoignent de la persistance de l’attrait exercé par la vision gnostique du monde.
L’interprétation moderne
Hans Jonas interprète le gnosticisme comme première expression de l’aliénation moderne, Carl Gustav Jung comme projection de processus psychiques universels. Ces herméneutiques contemporaines révèlent l’actualité de l’expérience gnostique pour comprendre les crises spirituelles modernes.
Le gnosticisme demeure ainsi un phénomène religieux et intellectuel complexe qui continue d’interroger notre compréhension de la diversité du christianisme primitif et des voies alternatives de la spiritualité occidentale.
