Définition et étymologie
Le Dvaita (द्वैत en devanagari) désigne une école philosophique et théologique majeure du Vedānta qui affirme un dualisme métaphysique radical. Le terme sanskrit dvaita signifie littéralement « dualité » ou « état d’être double », dérivé de dva (deux) avec le suffixe abstrait -ita. Cette appellation reflète directement la thèse centrale de cette école : l’existence de distinctions réelles, éternelles et irréductibles entre Dieu, les âmes individuelles et le monde matériel. Le Dvaita représente ainsi le pôle le plus radicalement dualiste du spectre védantique, s’opposant frontalement au monisme absolu (Advaita) de Śaṅkara.
Position métaphysique fondamentale
Le Dvaita Vedānta établit une ontologie strictement dualiste fondée sur cinq distinctions fondamentales (pañca-bheda) considérées comme réelles, éternelles et absolues : la distinction entre Dieu et les âmes individuelles, entre Dieu et la matière, entre les âmes individuelles elles-mêmes, entre les âmes et la matière, et enfin entre les entités matérielles. Ces distinctions ne sont ni illusoires ni provisoires, mais constituent la structure même du réel.
Contrairement à l’Advaita qui pose l’identité ultime de l’âtman (soi individuel) et du Brahman (Absolu), le Dvaita affirme leur séparation ontologique définitive. L’âme individuelle (jīva) est réelle, distincte et éternellement différente de Dieu. De même, la matière (prakṛti) possède une réalité substantielle propre, bien qu’elle dépende entièrement de Dieu pour son existence et ses transformations. Cette dépendance n’abolit cependant pas la distinction ontologique : la créature demeure à jamais distincte du Créateur.
Madhva et le développement doctrinal
Le philosophe et théologien Madhvācārya, communément appelé Madhva (1238-1317), constitue la figure fondatrice et systématisatrice du Dvaita Vedānta. Dans ses nombreuses œuvres, notamment son commentaire sur les Brahma-Sūtras (Brahma-sūtra-bhāṣya) et ses traités indépendants comme l’Anuvyākhyāna, Madhva élabore une critique systématique des positions monistes, qu’elles soient absolues (Advaita) ou qualifiées (Viśiṣṭādvaita).
Pour Madhva, l’erreur fondamentale du monisme réside dans sa négation de la réalité des distinctions. Il soutient que l’expérience ordinaire, la perception directe et les témoignages scripturaires convergent pour établir la réalité de la différence. Nier ces distinctions reviendrait à rejeter l’évidence même et à sombrer dans le scepticisme. La différence (bheda) n’est pas un principe négatif ou une limitation, mais une détermination positive constitutive de l’identité de chaque être.
La théologie du Dvaita
Le Dvaita s’inscrit résolument dans le théisme viṣṇouite et identifie Brahman à Viṣṇu, compris comme Dieu personnel suprême, absolument transcendant et doté de perfections infinies. Cette conception diffère radicalement tant du Brahman impersonnel de Śaṅkara que du Brahman qualifié de Rāmānuja. Pour Madhva, Dieu est totalement indépendant (svatantra), tandis que toutes les autres réalités – âmes et matière – sont ontologiquement dépendantes (paratantra).
Cette dépendance asymétrique structure toute la métaphysique dvaïte. Dieu seul possède l’existence par soi-même ; les âmes et le monde existent par participation à l’être divin, sans que cette participation n’implique une quelconque identité d’essence. Dieu est le contrôleur (niyantṛ) absolu, tandis que les âmes sont contrôlées (niyamya). Cette relation hiérarchique demeure éternelle.
La voie sotériologique
Dans le Dvaita, la libération (mokṣa) ne consiste jamais en une fusion avec le divin, mais en la réalisation de la servitude naturelle et éternelle de l’âme envers Dieu, accompagnée de la vision béatifique du Seigneur. L’âme libérée conserve intégralement son identité individuelle et sa distinction d’avec Dieu. Elle jouit d’une félicité proportionnelle à sa nature intrinsèque, car Madhva introduit une doctrine de la hiérarchie essentielle des âmes (tāratamya) : les âmes possèdent des capacités différentes selon leur nature éternelle.
La voie de la libération repose principalement sur la dévotion (bhakti) à Viṣṇu, associée à la connaissance correcte (jñāna) de la réalité telle qu’elle est – c’est-à-dire duelle. La grâce divine (prasāda) demeure toutefois le facteur décisif. Madhva affirme également une doctrine de la prédestination partielle : certaines âmes sont éternellement destinées à la libération, d’autres à la transmigration perpétuelle, et certaines à la damnation éternelle.
Épistémologie et logique
Le Dvaita développe un réalisme épistémologique robuste. La perception (pratyakṣa) fournit une connaissance directe et véridique du réel tel qu’il est. L’erreur perceptive ne résulte pas d’une illusion ontologique (comme le māyā de Śaṅkara), mais de conditions inadéquates de perception. Madhva élabore également une théorie sophistiquée de l’inférence (anumāna) et accorde une autorité particulière au témoignage scripturaire (śabda), spécialement aux Vedas et aux textes viṣṇouites.
Influence et débats
Le Dvaita a exercé une influence considérable dans le Karnataka et suscité d’intenses controverses philosophiques avec les autres écoles védantiques. Ses défenseurs ultérieurs, comme Jayatīrtha et Vyāsatīrtha, ont raffiné et défendu le système face aux critiques advaïtes, produisant une littérature philosophique d’une grande sophistication logique. Le Dvaita représente ainsi l’expression la plus radicale du théisme et du réalisme pluraliste dans la tradition védantique indienne.








